Internet et images sous droit d’auteur : le World « Wild » Web?

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Jean-Christophe Duhamel
Ingénieur de Recherche, docteur en droit privé
CRDP (Université de Lille)

Date du commentaire

1er février 2019

Texte du commentaire

L’imprimerie a ringardisé les moines copistes ; l’Internet a ringardisé l’imprimerie. La facilité avec laquelle tout se copie et se colle, et la faculté de rendre instantanément accessible urbi et orbi les contenus en ligne, font du World Wide Web un instrument incomparable de partage du savoir et de la culture. Confrontée au droit d’auteur, cette facilité de reproduction et de représentation – c’est-à-dire les deux déclinaisons du monopole d’exploitation appartenant à tout auteur d’œuvre originale – pose problème ; pire, le risque de voir la toile se transformer en World « Wild » Web est déjà partiellement réalisé.

Une collégienne allemande décide d’intégrer dans un exposé scolaire sur l’Espagne une photographie de la ville de Cordoue qu’elle a récupérée sur un site de voyage. Fier des réalisations de ses élèves, l’établissement scolaire publie cet exposé sur son propre site, librement accessible au public. L’image en question est un cliché de Dirk Renckhoff, photographe allemand qui avait donné son consentement à la publication sur le site de voyage, mais aucunement à la copie dans l’exposé de la collégienne ou à la publication sur le site scolaire. Soucieux de préserver ses prérogatives d’auteur sur ce qu’il considère comme son œuvre, le photographe décide d’en appeler au juge allemand.

Ce contentieux germanique, dont l’espèce pourrait somme toute paraître anodine, devait tout de même aboutir devant la plus haute juridiction interne d’outre–Rhin, la Cour fédérale de justice allemande (BGH), homologue de la française Cour de cassation. Visiblement indisposée par cette affaire, ne sachant si les foudres du droit devaient s’abattre sur cette initiative malheureuse mais, pour autant, totalement candide de la collégienne, de son enseignante et de l’établissement scolaire, le BGH décidait à son tour d’en appeler au juge européen pour qu’il lui livre son interprétation du droit de l’Union en la matière. La Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) fut donc saisie à titre préjudiciel dans les termes suivants : « L’insertion, sur un site Internet accessible au public, d’une œuvre librement disponible pour l’ensemble des internautes sur un autre site Internet avec l’autorisation du titulaire du droit d’auteur constitue-t-elle une mise à la disposition du public, au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29, lorsque l’œuvre a d’abord été copiée sur un serveur puis, de là, téléchargée sur le site Internet ? ». C’est donc autour de l’élément clef de « mise à la disposition du public » que se nouait l’enjeu juridique de cette affaire : le téléchargement suivi d’une nouvelle publication en ligne d’une œuvre déjà accessible au public sur un site Internet constitue-t-il une mise à disposition du public, prérogative réservée à l’auteur par le droit européen et qui ne peut donc être exercée sans son consentement ? La juridiction européenne répond par l’affirmative.

De par sa décision du 7 août 2018 (CJUE, 7 août 2018, Renckhoff, C-161/17), la CJUE entend préserver les prérogatives de l’auteur et lutter contre l’exploitation anarchique des œuvres sur Internet, quand bien même leur communication au public sur un site originel librement accessible eût été valablement consentie. Ainsi, les juges européens estiment que la publication sur un nouveau site, sans accord de l’auteur, équivaut à une nouvelle communication au public ; plus exactement, dans la mesure où l’œuvre fut publiée une première fois en ligne sans restriction d’accès, cette décision revient à considérer que la nouvelle communication au public s’interprète en réalité comme la publication à un public nouveau… Cette perception des choses est bien entendu discutable, et les intervenants à l’instance - dont l’autorité de tutelle du collège, le Land de Rhénanie du Nord-Westphalie - ne se sont pas privés de la contester. L’argument est habile : « la photographie était déjà accessible aux internautes sur le portail de la revue de voyages, son insertion sur le site Internet de l’école ne donnait aucune possibilité d’accès (à la photographie) dont les internautes ne jouissaient pas déjà ». L’avocat général fit sienne cette analyse : « aucune mesure (inexistante) de protection n’a été enfreinte ni aucun accès donné à une œuvre se trouvant sur Internet sans l’autorisation du titulaire du droit d’auteur. L’absence de ces deux éléments objectifs, associée au nombre constant de visiteurs potentiels des deux pages Internet où se trouvait la photographie, permet d’affirmer qu’il n’y a pas eu de communication à un public nouveau » (Concl. Av. Gén. M. Manuel Campos Sanchez-Bordona, présentées le 25 avril 2018, Affaire C 161/17, pt. 39 et 103).

On reconnaît ici l’opinion plaidant en faveur de l’indifférenciation du public sur Internet, qui fut au cœur de la jurisprudence européenne relative aux hyperliens. Dans l’arrêt Svensson de 2014 (CJUE, 13 févr. 2014, aff. C-466/12, Svensson c/ Retriever Sverige), la Cour de justice avait jugé que « la mise à disposition des œuvres concernées au moyen d’un lien cliquable, […] ne conduit pas à communiquer les œuvres en question à un public nouveau. En effet, le public ciblé par la communication initiale était l’ensemble des visiteurs potentiels du site concerné, car, sachant que l’accès aux œuvres sur ce site n’était soumis à aucune mesure restrictive, tous les internautes pouvaient donc y avoir accès librement. Dans ces conditions, il y a lieu de constater que, lorsque l’ensemble des utilisateurs d’un autre site auxquels les œuvres en cause ont été communiquées au moyen d’un lien cliquable pouvaient directement accéder à ces œuvres sur le site sur lequel celles-ci ont été communiquées initialement, sans intervention du gérant de cet autre site, les utilisateurs du site géré par ce dernier doivent être considérés comme des destinataires potentiels de la communication initiale et donc comme faisant partie du public pris en compte par les titulaires du droit d’auteur lorsque ces derniers ont autorisé la communication initiale » (arrêt précit., pts. 25 à 27).

Prenant à contre-pied cette jurisprudence sur les hyperliens, la CJUE décide dans son arrêt du 7 août 2018 que « [...] le public qui a été pris en compte par le titulaire du droit d’auteur lorsqu’il a autorisé la communication de son œuvre sur le site Internet, sur lequel celle-ci a été initialement publiée, est constitué des seuls utilisateurs dudit site, et non des utilisateurs du site Internet sur lequel l’œuvre a ultérieurement été mise en ligne sans l’autorisation dudit titulaire, ou des autres internautes ». Se livrant à l’interprétation (divinatoire ?) de la volonté de l’auteur, la CJUE estime que ce dernier n’entend viser qu’un public limité, ciblé, lorsqu’il place en accès libre ses créations sur Internet ; ses prévisions seraient donc déjouées si l’on considérait qu’en lieu de publics différenciés, il n’existait qu’une communauté universelle d’internautes. Des auteurs ont pu sans équivoque approuver cette conception : « Considérer qu’il n’y a qu’un public universel des internautes est une vision fruste et dangereuse de l’Internet » (F. Pollaud-Dulian, « Téléchargement d’une œuvre d’un site autorisé à un site non-autorisé : la Cour de justice consolide le droit exclusif et revient sur le caractère unique du public d’Internet », RTD com. 2018, p. 683).

Quoi qu’il en soit, la CJUE décide d’opérer la distinction entre deux situations : d’une part, générer sur un site tiers un hyperlien vers le site originel ayant reçu l’autorisation de représentation d’une œuvre par son auteur, et d’autre part, télécharger puis copier l’œuvre sur un site tiers à partir de ce site originel. Si une telle distinction est posée, c’est avant tout eu égard aux conséquences fondamentalement différentes que les deux circonstances occasionnent pour l’auteur. La Cour met en avant l’existence d’un « droit de nature préventive », découlant de l’art. 3, § 1 de la dir. 2001/29 du 22 mai 2001 (dite d’« harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information »), et permettant aux auteurs « de s’interposer entre d’éventuels utilisateurs de leur œuvre et la communication au public que ces utilisateurs pourraient envisager d’effectuer, cela afin d’interdire celle-ci » (arrêt précit., pt. 29). Or, comme le note avec raison un auteur : « Lorsqu’un hyperlien renvoie à une œuvre préalablement communiquée avec l’autorisation du titulaire du droit d’auteur, il est loisible à l’auteur, dans l’hypothèse où il ne souhaite plus communiquer son œuvre sur ledit site Internet, de retirer cette œuvre du site Internet sur lequel elle a initialement été communiquée, rendant caduc tout hyperlien renvoyant vers cette dernière. L’auteur conserve donc un pouvoir de contrôle sur l’œuvre dans le respect de la nature préventive du droit d’auteur. En revanche, dans la présente affaire, la mise en ligne sur un autre site Internet d’une œuvre engendre une nouvelle communication, indépendante de la communication initialement autorisée. Par conséquent, une telle œuvre serait susceptible de demeurer disponible sur ce dernier site, indépendamment du consentement préalable de l’auteur et en dépit de toute action par laquelle le titulaire de droits déciderait de ne plus communiquer son œuvre sur le site Internet sur lequel celle-ci a été initialement communiquée avec son autorisation » (G. Busseuil, « Les précisions de la CJUE relatives à la portée de la bonne foi de l’auteur de la communication », RLDI 2018, n°152, 1er octobre 2018, p. 19).

En résumé, on ne saurait trop inciter les collégiens ou autres élèves d’écoles primaires à la prudence : leurs exposés et autres travaux visuels en ligne peuvent intégrer des hyperliens renvoyant à des œuvres originales figurant de manière licite sur un site tiers, mais ne peuvent intégrer les œuvres originales elles-mêmes sans en avoir reçu l’autorisation des auteurs. Reste tout de même un point essentiel : tous ces débats ne valent qu’en présence d’une œuvre originale, c’est-à-dire d’une création protégée par un droit d’auteur… C’est là un élément de taille qui n’a pas échappé à la CJUE, laquelle laisse aux juridictions nationales le soin de caractériser le régime des images reprises et copiées sur Internet : « À titre liminaire, il y a lieu de rappeler qu’une photographie est susceptible d’être protégée par le droit d’auteur, à condition, ce qu’il appartient à la juridiction nationale de vérifier dans chaque cas d’espèce, qu’elle soit une création intellectuelle de l’auteur reflétant la personnalité de ce dernier et se manifestant par les choix libres et créatifs de celui-ci lors de la réalisation de cette photographie » (arrêt précit., pt. 14). Ici, à observer cette photographie de Cordoue, la question recèle une vraie acuité. Regardez l’image : est-elle une œuvre de l’esprit originale qui reflète des choix créatifs propres à l’auteur, ou s’agit-il d’une photographie banale, que tout un chacun, situé au même endroit, aurait pu prendre… ?

Si la question présente un caractère crucial en droit français, il faut toutefois admettre qu'elle est neutralisée en droit allemand. Dans ce dernier en effet, le critère d’originalité, spécifiquement en matière photographique, n’est pas opératoire pour conférer la protection du droit d’auteur à une photographie ; en Allemagne, toutes les photographies, même non originales, jouissent de la protection de la loi allemande sur le droit d’auteur (v. Conclusions de l'avocat général près la CJUE, M. Manuel Campos Sanchez-Bordona, présentées le 25 avril 2018, Affaire C‑161/17, Land Nordrhein‑Westfalen c. Dirk Renckhoff, n° 56 et s. ; la seule différence entre les photographies originales et les photographies que nous qualifierons de "banales", réside dans la durée de la protection : 70 ans post mortem pour les premières, 50 ans pour les secondes à partir soit de leur parution ou communication licite au public, soit de leur réalisation si elles n’ont pas été rendues publiques). Cette solution nationale peut sembler éminemment contraire à l’énoncé précité de la CJUE, et partant intenable eu égard à la vocation harmonisatrice du droit européen tel qu’interprété par cette même juridiction. Mais c’est sans compter en réalité sur l’existence d’une disposition de la Directive 2006/116/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 relative à la durée de protection du droit d’auteur et de certains droits voisins, qui dispose en son article 6 : « Les photographies qui sont originales en ce sens qu’elles sont une création intellectuelle propre à leur auteur sont protégées conformément à l’article 1er. Aucun autre critère ne s’applique pour déterminer si elles peuvent bénéficier de la protection. Les États membres peuvent prévoir la protection d’autres photographies ». Or, précisément, le droit allemand a choisi cette dernière option… Pour résumer donc, la probabilité qu’en France, en application du droit français, le copier / coller litigieux de notre affaire échappe à une sanction pour contrefaçon est sans doute très forte (si tant est que l’on accepte que l’image litigieuse est très probablement dépourvue d’originalité), tandis qu’en Allemagne, en application du droit allemand, la condamnation pour contrefaçon devrait être certaine !




Référence du support visuel

Andalousie, Cordoue, Pont Romain sur le fleuve Guadalquivir et Grande Mosquée (Art Images for College Teaching, University of Michigan Library / Allan T. Kohl, mai 1996, Cordoue).
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Fichiers

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Citer ce document

Jean-Christophe Duhamel, “Internet et images sous droit d’auteur : le World « Wild » Web?,” Histoire litigieuse et contentieuse de l'image et de la photographie, consulté le 25 avril 2024, http://d-piav.huma-num.fr/items/show/10.

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