L’image du château de Chambord n’est pas le château !
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Le château de Chambord est la propriété de l’Etat. Il revient à l’Etablissement public national dénommé « Domaine national de Chambord » de préserver, gérer, mettre en valeur et assurer le rayonnement des biens constitutifs de ce domaine (cet établissement public à caractère industriel et commercial a été créé par la loi n°2005-157 du 23 février 2005 relative au développement des territoires ruraux ; il est « placé sous la haute protection du Président de la République et sous la tutelle de l’Etat »). Le directeur général de l’établissement intervient donc auprès de l’agence de communication et auprès de la société « Les Brasseries Kronenbourg SAS » pour réclamer le paiement d’une contrepartie financière à l’occupation du domaine public constitutive de l’utilisation commerciale des prises de vue du château. Il réclame ainsi la somme de 250 890 euros (précisément, le directeur a émis deux titres exécutoires, l’un de 143 250 euros pour la campagne publicitaire sur les supports classiques, et l’autre de 107 640 euros pour la campagne numérique). La société conteste cette demande et engage une procédure contentieuse devant la juridiction administrative qui connaît son épilogue juridictionnel avec la décision rendue par le Conseil d’Etat, le 13 avril 2018 (CE, ass., 13 avril 2018, Req. n°397047 ; note M.-Ch. de Montecler, « L’image d’un bien n’est pas le bien », Dalloz actualité, 27 juill. 2018).
La procédure démarre devant le tribunal administratif d’Orléans qui donne satisfaction à la société Kronenbourg (TA Orléans, 6 mars 2012, req. n°1102187, concl. J. Franckfort, AJDA, 2012, p. 1277), au grand étonnement du ministre de la culture, Frédéric Mitterrand, qui déclare : « Je n'ai pas à me substituer à la justice, mais il me semble anormal qu'une marque, quelle qu'elle soit, puisse faire sa promotion en utilisant l'image de Chambord sans rétribution ni accord préalable » (« Frédéric Mitterrand dénonce la "prédation" de Kronenbourg sur Chambord », LeJournaldesArts.fr, 14 mars 2012). Saisi par l’établissement public, la Cour administrative d’appel de Nantes rejette la requête de l'établissement public tout en estimant que s’il a subi un préjudice, sa réparation relève de l’engagement de la responsabilité civile de la société privée Kronenbourg, justiciable de l’ordre judiciaire (CAA Nantes, 16 décembre 2015, n°12NT01190 ; note C. Lantero, « Quel statut pour l’image des biens du domaine public ? », Droit de la voirie et du domaine public, n°174-175, nov./déc. 2013, p. 157). L’établissement public se pourvoit alors en cassation devant le Conseil d’Etat.
C’est dans le contexte soulevé par cette affaire que le Parlement intervient en 2016, à l’occasion du vote de la loi « relative à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine » (loi n°2016-925 du 7 juillet 2016) ; une nouvelle catégorie d’ensembles immobiliers, dénommés « les domaines nationaux », se voit dotée d’un cadre juridique spécifique (art. L. 621-34 et s. du Code du patrimoine). Ce cadre prévoit que l'utilisation à des fins commerciales de l’image des immeubles qui constituent les domaines nationaux, sur tout support, est soumise à une autorisation préalable, pouvant prendre la forme d'un acte unilatéral ou d'un contrat assorti ou non de conditions financières (art. L. 621-42 du Code du patrimoine). Le texte précise que dans l’hypothèse où une redevance est fixée, elle doit tenir compte des avantages de toute nature procurés au titulaire de l'autorisation. Par exception, une telle autorisation n'est pas requise lorsque l'image est utilisée dans le cadre de l'exercice de missions de service public ou à des fins culturelles, artistiques, pédagogiques, d'enseignement, de recherche, d'information et d'illustration de l'actualité. La liste des domaines nationaux est établie par décret (art. R. 621-98 du Code du patrimoine) ; elle comporte actuellement six domaines : Domaine de Chambord (Loir-et-Cher), Domaine du Louvre et des Tuileries (Paris), Domaine de Pau (Pyrénées-Atlantiques), Château d'Angers (Maine-et-Loire), Palais de l'Elysée (Paris), Palais du Rhin (Bas-Rhin).
Ce nouveau dispositif législatif a été validé par le Conseil constitutionnel, qui déclara l’article L. 621-42 précité conforme à la Constitution (décision n°2017-687 QPC du 2 février 2018, Association Wikimédia France et autre, rendue sur décision de renvoi opérée par le Conseil d’Etat dans son arrêt n°411005 du 25 octobre 2017). La juridiction constitutionnelle estima aux termes d’une motivation limpide : « - en adoptant les dispositions contestées, le législateur a entendu protéger l'image des domaines nationaux afin d'éviter qu'il soit porté atteinte au caractère de biens présentant un lien exceptionnel avec l'histoire de la Nation et détenus, au moins partiellement, par l'État. Il a également entendu permettre la valorisation économique du patrimoine que constituent ces domaines nationaux. Le législateur a ainsi poursuivi des objectifs d'intérêt général » (décision précitée, n°10). Etant née avant l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, l’affaire Chambord - Kronenbourg ne pouvait pas être traitée à l’aune de l’article L. 621-42 précité. Dans cette mesure, en l’absence de texte spécifique traitant la question de l’image des biens appartenant à l’Etat, le Conseil d’Etat décide de rejeter la demande de l’Etablissement public dans son arrêt précité du 13 avril 2018 : la société « Les Brasseries Kronenbourg SAS » n’a pas à payer la somme demandée par l’établissement public, en l’absence de fondement juridique à une telle demande. La société pouvait donc librement exploiter cette image pour un usage commercial, sans autorisation ni, a fortiori, paiement d’une redevance. Aujourd’hui, suite à l’intervention de la loi de 2016, la chose ne serait plus envisageable.
La présente affaire soulève la question du régime juridique de l’image d’un bien, c’est-à-dire de sa représentation visuelle, quel que soit le support - une photographie, une image numérique, une projection sur un mur… - de cette représentation. L’image est un bien immatériel qui ne saurait bien entendu se confondre avec le bien corporel qu’elle représente. Bref, l’image du château de Chambord n’est pas le château de Chambord, ce que souligne du reste le Conseil d’Etat dans cette affaire lorsqu’il oppose captation de l’image du bien et occupation ou utilisation de ce même bien. Dans son arrêt précité de 2018, le juge administratif rappelle en effet, en visant plusieurs textes du Code général de la propriété des personnes publiques, que l'occupation ou l'utilisation du domaine public est soumise à la délivrance d'une autorisation lorsqu'elle constitue un usage privatif de ce domaine public, excédant le droit d'usage appartenant à tous, et que la redevance d'occupation ou d'utilisation du domaine public constitue la contrepartie du droit d'occupation ou d'utilisation privative ainsi accordé (considérant n°4). Transposant cette règle à la prise de vue photographique, il affirme alors : « Si l'opération consistant en la prise de vues d'un bien appartenant au domaine public est susceptible d'impliquer, pour les besoins de la réalisation matérielle de cette opération, une occupation ou une utilisation du bien qui excède le droit d'usage appartenant à tous, une telle opération ne caractérise toutefois pas, en elle-même, un usage privatif du domaine public » (considérant n°5). L’observation est encore tout à fait pertinente aujourd’hui. La prise de photographies du domaine public peut justifier, si elle nécessite une occupation privative des lieux, par exemple l’installation d’un trépied pour l’appareil et d’un kit d’éclairage, le paiement d’une redevance.
L’image d’un bien du domaine public est donc une chose incorporelle qui ne se confond pas avec le bien lui-même, et le conseil d’Etat pose le principe voulant que l’usage de cette image est libre. Réaffirmons toutefois qu’aujourd’hui, le Code du patrimoine règlemente de manière dérogatoire cet usage, dans l’hypothèse spécifique d’appartenance de ce bien à la catégorie des « domaines nationaux ». En dehors de ce tempérament, il serait donc tentant d’assimiler l’image d’un bien du domaine public, pour reprendre la formulation du Code civil de 1804 lorsqu’il traite « des choses qui n’appartiennent à personne » (art. 714 du Code civil), à un bien « dont l’usage est commun à tous ». Aussi méritoire que puisse être cette interprétation, il convient ceci étant d’insister sur le fait que si l’image d’un bien du domaine public n’est par principe pas appropriable par le propriétaire de ce dernier, l’usage qu’en font les tiers peut être source de responsabilité vis-à-vis de celui-ci ; dit autrement, l’usage de l‘image est libre, mais elle n’est pas sans limite. Dans son arrêt précité, le Conseil d’Etat énonce ainsi : « Le seul préjudice dont le domaine national de Chambord pouvait, le cas échéant, demander réparation était celui résultant d'une utilisation de cette image qui lui aurait causé un trouble anormal, dans les conditions définies par la jurisprudence de la Cour de cassation. Dès lors, cependant, qu'il n'appartient pas à la juridiction administrative, en l'absence de disposition législative contraire, de statuer sur la responsabilité qu'une personne privée peut avoir encourue à l'égard d'une personne publique, une telle action indemnitaire relève de la compétence de la juridiction judiciaire » (considérant 12 et 13). La Haute juridiction administrative renvoie ce faisant à l’œuvre prétorienne de son homologue judiciaire, par ailleurs également commentée sur le présent site (cliquez ici) : le propriétaire privé d’un bien « ne dispose pas d’un droit exclusif sur l’image de celle-ci, [mais] peut toutefois s’opposer à l’utilisation de cette image par un tiers lorsqu’elle lui cause un trouble anormal » (Cass., ass. plen., 7 mai 2004, D. 2004.1545, à propos de l’affaire Hôtel de Girancourt) ; classiquement, cette faculté d’opposition s’accompagne d’une potentielle action à visée indemnitaire au cas où l’utilisation fautive de l’image aurait été préjudiciable au propriétaire du bien.
La compétence des juridictions judiciaires ne fait aucun doute ici, dans la mesure où est assignée une personne privée, la société « Les Brasseries Kronenbourg SAS », non justiciable par principe des juridictions administratives. Toutefois, le Conseil d’Etat en a peut-être trop dit lorsqu’il a renvoyé au critère du « trouble anormal ». Cela revient en effet à postuler que la Cour de cassation transposerait tout simplement à la propriété publique sa jurisprudence applicable à la propriété privée. Or, la chose ne va pas de soi. La propriété publique se démarque fondamentalement de la propriété privée en ce que, précisément, elle ne donne pas lieu par nature à un usage privatif ! Si le critère du « trouble anormal » protège les propriétaires privés, c’est parce que l’utilisation de l’image d’un bien peut potentiellement attenter à leur droit privatif de tirer toutes les utilités de la chose (v. not. F. Zenati, « Du droit de reproduire les biens », Dalloz, 2004, p. 962). En ce sens, la transposition automatique de ce critère au domaine public, lequel ne donne précisément pas lieu par nature à un droit de jouissance privée, mais à un « droit d’usage appartenant à tous » (selon l’expression reprise par l’arrêt du Conseil d’Etat commenté ; v. ég. CE, 31 mars 2014, n°362140), pourrait sembler inadaptée. En revanche, on se plaît à imaginer qu’une atteinte objective à la vocation du domaine public, par exemple l’accomplissement d’une mission de service public, provoquée par l’usage privé de l’image du bien, puisse constituer le critère pertinent d’opposition et le cas échéant d’indemnisation de l’Etat. Mais ce genre de circonstances est vraisemblablement marginal.
Il ressort de cette analyse que les restrictions quant à l’usage de l’image des biens appartenant au domaine public sont globalement mineures, sauf cas particulier des biens relevant de la catégorie des « domaines nationaux » depuis la loi de 2016 précitée. A ce dernier titre, s’il n’avait décidé de faire cesser sa commercialisation, le producteur de la bière artisanale « Chambord », étiquetée à l’effigie du château éponyme, lequel relève donc désormais de la catégorie de « domaines nationaux », aurait été particulièrement inspiré aujourd’hui de solliciter une autorisation de la part du gestionnaire du domaine concerné… Ladite bière artisanale continue certes de faire l’objet d’un enregistrement auprès de l’INPI, au titre de la protection de la marque « Sologne », accompagnée du visuel du château ; mais ce seul enregistrement, sans commercialisation subséquente, n’apparaît pas justifier une demande d’autorisation auprès du gestionnaire du domaine de Chambord, seule la question du maintien de droits auprès de l’INPI pouvant le cas échéant être discutée en raison de l’inexploitation de la marque durant cinq années consécutives (art. L. 714-5 du Code de la propriété intellectuelle).
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