L’image du procès pénal international
Quand la magie du direct tourne au cauchemar judiciaire

Auteur du commentaire

Jean Dubrunfaut
Doctorant en droit privé et sciences criminelles
CRDP-l’ERADP (Université de Lille)

Date du commentaire

1er janvier 2020

Texte du commentaire

L’image polémique en cause est celle de Slobodan Praljak se suicidant en direct lors du prononcé de sa peine, sous le regard stupéfié des juges et de l’assistance. Nous sommes le 29 novembre 2017, en pleine audience du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), dont la chambre d’appel vient de confirmer la peine de 20 ans de réclusion prononcée en première instance pour crime de guerre. Dernier acte de liberté pour certains, acte de rébellion pour d’autres, c’est en tout cas l’acte suprême de l’individu que de choisir entre la vie et la mort.

Slobodan Praljak exerçait durant la guerre en Yougoslavie les fonctions d’officier supérieur de l’armée croate, de ministre adjoint de la défense et de haut représentant du ministère croate de la défense auprès du gouvernement et des forces armées de la République croate d’Herceg-Bosna et du Conseil de défense croate (HVO). Il a, par ses actes, fortement contribué à la fourniture d’armes et de munitions aux forces armées du HVO.

Il est bon de rappeler que le TPIY était un Tribunal pénal international mis en place dans le contexte de la guerre ayant fait rage en ex-Yougoslavie et visait à poursuivre les auteurs de crimes internationaux commis durant ce conflit. Il s’agissait à l’époque d’une création originale, en ce sens que le TPIY fut le premier tribunal pour crimes de guerre créé par le Conseil de sécurité des Nations Unies (résolution 827, du 25/05/1993, S/RES/827 (1993), disponible à l’adresse https://www.icty.org/fr/sid/135), et le premier à connaître de tels crimes depuis les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo. Le TPIY jugea des individus à raison d’actes d’Etat et d’organisations paraétatiques. Il fut dissous le 31 décembre 2017, et remplacé par le « Mécanisme pour les Tribunaux pénaux internationaux » (MTPI), autrement dénommé le « Mécanisme », structure internationale créée par l’ONU en 2010, chargée des missions résiduelles du TPIY comme par exemple le contrôle de l’application des peines. Peu de temps après le TPIY, en 1994, fut créé le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR, dissous à la fin 2015, auquel fut également substitué le « Mécanisme »), puis dans une démarche plus ambitieuse, la Cour pénale internationale (CPI) en 2002 (date de création officielle après ratification par 60 Etats signataires du Statut de Rome de 1998). Cette dernière juridiction, en charge de poursuivre le crime de génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et le crime d’agression, est la première juridiction pénale permanente universelle ; ledit universalisme s’illustre notamment, d’un point de vue juridique, par la prérogative de saisine reconnue au Conseil de sécurité de l’ONU, nonobstant l’absence de rattachement du comportement criminel au territoire d’un Etat partie au Statut de Rome, ou le fait que la personne poursuivie ne soit pas ressortissante d’un Etat partie (v. ens. art. 12, 2 et 13, a) et b) du Statut de Rome).

La justice pénale internationale est une justice qui, intrinsèquement, a mauvaise réputation dans le camp des vaincus : son absence de légitimité aux yeux des personnes poursuivies pour des actes commis dans un contexte de guerre est, si ce n’est systématique, à tout le moins très courante (v., s’agissant spécifiquement du TPIY, D. Scalia, M. Rauschenbach, C. Staerklé, « Paroles d’accusés sur la légitimité de la justice pénale internationale », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 2012, n° 3, pp. 727-745). Pour désamorcer cette critique, le secrétaire d’Etat américain Madeleine Albright déclarait à l’ONU, en 1993, lors des débats sur la création du TPIY : « Aujourd’hui, nous commençons à débarrasser l’ex-Yougoslavie de la haine qui la ravage. Il y a quelques mois, je disais que ce ne serait pas le tribunal des vainqueurs. La seule victoire qui vaille est celle de la vérité » (discours du 25 mai 1993, disponible à l’adresse : https://www.youtube.com/watch?v=IWfHr3GsddE). Explications peu convaincantes aux yeux de Slobodan Praljak, qui, 24 ans plus tard, au moment de s’administrer la mort par un geste digne d’une tragédie grecque, proclama : « Messieurs les juges ! Slobodan Praljak n’est pas un criminel de guerre. Je rejette avec dédain votre arrêt » (transcription d’audience, Chambre d’appel du TPIY, 29/11/2017, page 923, ligne 23/24 : http://www.icty.org/x/cases/prlic/trans/fr/171129FE.htm). Les mauvais esprits diront qu’il s’agit là d’une ultime mise en scène : le condamné fut diplômé de l’Académie d’art dramatique de Zagreb, directeur de théâtre et réalisateur d’œuvres audiovisuelles.

Le suicide n’est pas inconnu des procès pénaux internationaux ; le premier de ceux-ci, celui de Nuremberg, connut le suicide de Goering dans sa cellule après sa condamnation à mort. Mais dans la présente affaire, le cas est singulier : le suicide a été diffusé en direct sur internet par le tribunal, autant dire que la contestation de la légitimité du procès pénal international a été relayée en direct par le tribunal lui-même. Faut-il alors supprimer la diffusion auprès du public des audiences des procès pénaux internationaux ? Avant de se prononcer, il importe de comprendre les raisons qui justifient ces retransmissions médiatiques. Le caractère international de cette justice amène à des procès hors-sol. Le TPIY siégeait ainsi à La Haye, aux Pays-Bas, tandis que sa création fut décidée à New-York, siège des Nations Unies. L’éloignement du territoire dans lequel les actes ont été commis est un trait caractéristique de la justice internationale. La retransmission des procès doit donc se comprendre à l’aune de cette spécificité : la diffusion devient le seul lien avec la salle d’audience, et permet au procès pénal d’accomplir sa fonction cathartique au profit des populations et des victimes éloignées. Il s’agit de créer de la proximité, si n’est de l’adhésion, avec une justice lointaine mais dont les promoteurs ont une haute opinion de la portée symbolique et historique. Aucun montage ou post-production ne pourrait être autorisé, sauf à attenter au principe de publicité des débats qui présuppose que ceux-ci soient diffusés sans retouche préalable. Il s’agit donc de donner une image brute du procès pénal, diffusée à l’échelle internationale. L’image est telle que devrait la voir une personne du public présente à l’audience, ce qui plaide évidemment pour une retransmission en direct. A ce titre, le procès d’Eichmann à Jérusalem en 1961, procès certes israélien mais à résonnance internationale, filmé grâce aux moyens d’une société de production cinématographique américaine (la Capital Cities Broadcasting Corporation de New York), et dont le montage des séquences était réalisé pendant les débats avant envoi aux grands médias occidentaux, apparaît comme une exception.

Mais la « magie du direct », comme le veut une expression propre aux gens de télévision, peut se transformer en cauchemar. Le suicide « en live » de Slobodan Praljak a livré une image désastreuse. Une enquête indépendante sur les causes de ce fiasco judiciaire a été menée par le Juge Hassan B. Jallow, président de la Cour Suprême de Gambie. Le rapport d’enquête traite essentiellement de la question du renforcement de la sécurité des audiences et de l’amélioration des contrôles lors de la détention des prévenus ; il est très succinct quant à la question de la diffusion des débats du procès, en mentionnant à ce titre une seule recommandation : « Introduce a 30-minute delay for broadcasting of the pronouncement of judgments » (H. B. Jallow, Report to the ICTY Registrar on the Independent Administrative Review regarding The Death of Slobodan Praljak in the Custody of the ICTY, 29/12/2017, disponible à l’adresse www.irmct.org/sites/default/files/attachments/articles/180309-report-29-december-2017_0.pdf). Cette préconisation, mise en œuvre dorénavant par la CPI (sur le site internet de la Cour, figure la mention suivante : « La CPI utilise un service de retransmission en ligne pour diffuser les audiences avec un différé de 30 minutes »), permet une maîtrise des images, offre la possibilité de réagir et d’éviter que ne soient diffusés des actes perturbant le bon déroulé du procès, notamment des actes de contestation dont le suicide constitue la déclinaison la plus extrême. Mais par là-même, une telle mesure n’alimente-t-elle pas davantage encore de suspicion chez les esprits les plus dubitatifs à l’endroit de cette justice peu ordinaire ? Comment respecter la publicité des débats en différant de trente minutes la diffusion du procès, permettant ainsi une coupure de ce qui pourrait gêner ou entacher la justice internationale ? L’introduction d’un différé de retransmission amplifie le caractère aseptisé de ces audiences, et ajoute de l’exception à des procès déjà exceptionnels. Exceptionnels, ils le sont au regard de la gravité des crimes reprochés, de la procédure et du droit applicables, de la traduction simultanée en différentes langues, mais aussi par le nombre de victimes, parfois des milliers, outre donc ce caractère hors-sol conjugué aux critiques pesant sur la légitimité même de ces procès.

La contestation soufflant sur la légitimité de la justice pénale internationale a tout particulièrement à voir avec la souveraineté, laquelle fonde la légitimité du droit, et par suite celle de son application dans le cadre du procès. En France, « la souveraineté nationale appartient au peuple », conformément à l’article 3 de la Constitution de 1958, ce qui justifie que la justice soit rendue « au nom du peuple français », selon la formule consacrée. La difficulté en matière pénale internationale réside dans l’inexistence d’une souveraineté internationale : s’il existe une population mondiale, il n’existe pas pour autant de peuple mondial dépositaire d’une souveraineté mondiale. Raison pour laquelle on ne trouve trace, dans le statut du TPIY (Statut actualisé du Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie, 09/2009, disponible à l’adresse https://www.icty.org/fr/sid/135) ou dans la résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies créant le tribunal (résolution 827, préc.), d’une référence à une souveraineté internationale dont jouiraient les Nations Unies et qui justifierait la création de cette juridiction. Le TPIY avait été créé, en réalité, sur les bases du chapitre VII de la charte des Nations Unies, qui donne compétence au Conseil de sécurité pour décider quelles mesures prendre afin de « maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales », dont des mesures n’impliquant pas le recours à la force armée. La création d’un tribunal ad hoc fut perçue comme une mesure pertinente à cette fin : « - dans les circonstances particulières qui prévalent dans l’ex-Yougoslavie, la création d’un tribunal international, en tant que mesure spéciale prise par [le Conseil de sécurité], et l’engagement de poursuites contre les personnes présumées responsables de violations graves du droit humanitaire international, […] contribueraient à la restauration et au maintien de la paix » (résolution 827, précit.).

A l’heure actuelle, la légitimité de la CPI, qui comme le TPIY siège à La Haye, donne lieu à de nombreuses réflexions doctrinales (v. not. sur la question : T. O. Hansen, « The International Criminal Court and the Legitimacy of Exercise », in P. Andersen (et al.), Law and Legitimacy, DØJF Publishing, 2015, pp. 73-100 ; H. Takemura, « Reconsidering the Meaning and Actuality of the Legitimacy of the International Criminal Court », Amsterdam Law Forum, vol. 4, n° 2, 2012, pp. 3-15 ; Aaron Fichtelberg, « Democratic Legitimacy and the International Criminal Court : A Liberal Defence », Journal of International Criminal Justice, vol. 4, n°4, September 2006, pp. 765-785 ; M. Morris, « The Democratic Dilemma of the International Criminal Court », Buffalo Criminal Law Review, vol. 5, n° 2, pp. 591-600). Les détracteurs de cette institution en stigmatisent la vocation faussement universelle, et ce sur la base d’un constat : jusqu’à présent, les procédures d’enquête ont concerné des ressortissants de l’Ouganda, de la République démocratique du Congo, de la Centrafrique, du Soudan, du Kenya, de la Libye, du Mali, de la Géorgie et du Burundi. Forte avec les faibles, faible avec les forts ? Quoi qu’il en soit, ce reproche voulant que cette juridiction pénale internationale soit une cour d’occidentaux jugeant l’Afrique (sur la question, v. A.-C. Martineau, « La justice pénale internationale, l’Afrique et le refoulé colonial », in La justice pénale internationale en tant que projet critique (dossier), Champ pénal/Penal field [Revue en ligne], vol. XIII, 2016, disponible à l’adresse http://journals.openedition.org/champpenal/9300) a enclenché des velléités de retrait du Statut de Rome parmi plusieurs nations africaines. La République des Philippines a, quant à elle, acté son retrait effectif le 14 mars 2019, consécutivement à l’ouverture par la CPI d’un « examen préliminaire » visant la politique intérieure de répression du narcotrafic initiée par le président Rodrigo Duterte.

Référence du support visuel

Slobodan Praljak s’administrant la mort dans la salle d’audience du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, au moment de l’énoncé du verdict le condamnant à 20 ans d’emprisonnement, le 29 novembre 2017 (Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie / retranscription audiovisuelle d’audience, 29 nov. 2017, La Haye, Pays-Bas)

Fichiers

Suicide de S. Praljak.jpg

Citer ce document

Jean Dubrunfaut, “L’image du procès pénal international Quand la magie du direct tourne au cauchemar judiciaire,” Histoire litigieuse et contentieuse de l'image et de la photographie, consulté le 24 avril 2024, http://d-piav.huma-num.fr/items/show/16.

Formats de sortie