Hommage contesté d’un Pape à un Prince

Auteur du commentaire

Stéphane Gounon
Maître de conférences en droit privé
CRDP (Université de Lille)

Date du commentaire

1er mai 2021

Texte du commentaire

Remix, pop art, mash-up, ready-made, … quel que soit son mode d’expression, l’art dérivatif repose sur le concept de citation voire de libre appropriation. Il pose la délicate question du point d’équilibre entre la liberté d’expression (artistique) de l’auteur de l’œuvre dérivée et le respect des droits d’auteur portant sur l’œuvre première. Difficile conciliation entre la liberté d’expression consacrée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 27 de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui énonce que « chacun a droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production (…) artistique dont il est l’auteur ». Transformer une œuvre, est-ce se l’approprier ? A partir de quand une œuvre dérivée se libère-t-elle des droits d’auteur de celle dont elle s’inspire ?

Une décision rendue le 26 mars 2021 par la cour d’appel des Etats-Unis pour le deuxième circuit (United States Court of Appeals for the Second Circuit, 26th March 2021, No. 19-2420-cv) permet de revenir sur une problématique qui a connu de récents développements en France.

Au début des années quatre-vingt, la célèbre portraitiste Lynn Goldsmith immortalise l’artiste Prince dans un cliché destiné au magazine Newsweek (v. image n° 1). La photo ne sera jamais publiée mais en 1984 Vanity fair en achète les droits et commande une sérigraphie à Andy Warhol, laquelle servira d’illustration à un article consacré à l’artiste (Tristan Vox, « Purple Fame », Vanity Fair, november 1984, p. 66 ; v. image n° 2). Le Pape du pop art réalise finalement seize tableaux, connus sous le nom de Prince series, dont Lynn Goldsmith ignorera l’existence jusqu’en 2016. C’est en effet en mai 2016 que la maison mère du magazine Vanity Fair fait paraître une édition spéciale commémorative en hommage à l’artiste brutalement décédé, avec en couverture une des sérigraphies de la Prince series (v. image n° 3). Cette publication du cliché revisité par Warhol intervient sans le consentement de Lynn Goldsmith, dont le nom n’est du reste même pas mentionné dans le magazine contrairement à la première publication de 1984. C’est pourtant la fondation Warhol qui saisit la justice en vue d’obtenir un jugement déclaratoire pour contrer les revendications indemnitaires de la photographe.

La première décision rendue en 2019 par la cour fédérale du district de New-York fait droit à la fondation. Cette cour de première instance considère en effet que la « Prince series » résulte d’un usage créatif régulier de la photographie de Lynn Goldsmith (théorie dite du « fair use ») ; elle ne constitue pas une contrefaçon, mais bien une œuvre originale portant l’empreinte créative d’Andy Warhol : « The Prince Series works can reasonably be perceived to have transformed Prince from a vulnerable, uncomfortable person to an iconic, larger-than-life figure. […] - although Warhol initially used Prince's head and neckline as they appear in the Goldsmith Prince Photograph, Warhol removed nearly all the photograph's protectible elements in creating the Prince Series. In doing so, Warhol transformed Goldsmith's work "into something new and different and, as a result, this factor weighs heavily" in AWF's favor » (United States District Court, S.D. New York., 1st July 2019, 382 F.Supp.3d 326/330). Un Prince consacré par un Pape. Pas commun ! On peut s’étonner qu’un juge s’érige en critique pour déduire le caractère transformatif d’une œuvre sur la base d’une appréciation artistique purement personnelle. Le juge Koeltl aura cette formule : « - each Prince Series work is immediately recognizable as a "Warhol" rather than as a photograph of Prince — in the same way that Warhol's famous representations of Marilyn Monroe and Mao are recognizable as "Warhols," not as realistic photographs of those persons » (id., 326). Point de contrefaçon donc !

La photographe sera bien inspirée d’interjeter appel de cet arrêt. Dans sa décision du 26 mars 2021, la cour d’appel de New-York reconnaît en effet la violation du copyright. Sauf à instaurer ce qu’elle qualifie de « celebrity plagiarist privilege », le caractère transformatif d’une œuvre ne peut pas être déduit du seul fait que son auteur est immédiatement reconnaissable. La cour rappelle qu’une œuvre présente un caractère transformatif si l’artiste se réapproprie véritablement l’œuvre dont il s’inspire. Tel n’est pas le cas selon elle en l’espèce : « Crucially, the Prince series retains the essential elements of the Goldsmith photograph without significantly adding to or altering those elements ». Le travail de Warhol présente un caractère simplement dérivatif qui réside dans l’adjonction d’une nouvelle esthétique à l’œuvre primaire ; il ne revisite pas l’œuvre. La création première est originale et l’œuvre dérivée insuffisamment transformée pour s’émanciper des droits d’auteur de celle dont elle s’inspire. Il y a donc contrefaçon !

Saisie de l’affaire, une juridiction française aurait statué sous un angle juridique différent. Elle n’aurait sans doute pas seulement vérifié si l’atteinte aux droits d’auteur relève d’une des exceptions tirées de l'article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle (au titre de ces exceptions, figurent par exemple la copie privée, les représentations privées et gratuites effectuées exclusivement dans un cercle de famille, l’exception dite pédagogique, ou encore la parodie, le pastiche et la caricature…). Comme y invite l’arrêt de la Cour de cassation du 15 mai 2015, elle aurait certainement également recherché « un juste équilibre » entre la liberté d’expression artistique et l’affirmation des droits d’auteur (Cass., 1ère civ., 15 mai 2015, n° de pourvoi 13-27.391 ; sur renvoi, CA Versailles, 16 mars 2018, n°15/06029). Dans l’affaire opposant Jeff Koons au photographe Jean-François Bauret, la cour d’appel de Paris a ainsi condamné l’artiste plasticien au motif suivant : « il n’est pas établi que l’utilisation sans autorisation de la photographie […] était nécessaire à l’exercice de sa liberté d’expression artistique, y compris dans sa dimension de réflexion d’ordre social, et justifie l’appropriation ainsi faite d’une œuvre protégée. […] - la recherche d’un juste équilibre entre la liberté d’expression […] et le droit d’auteur […] commande que, les faits étant établis, la contrefaçon soit retenue » (CA Paris, 17 déc. 2019, n° 17/09695).

Etait-il absolument nécessaire pour Andy Warhol d’utiliser sans autorisation un cliché de Lynn Goldsmith ?

Pour réaliser le fameux diptyque de Marilyn Monroe et exprimer le drame d’une icône réifiée, il semble légitime d’avoir utilisé l’image tirée d’un film promotionnel dans lequel jouait l’actrice. Pour désacraliser l’image de Mao Tsé-toung, encore fallait-il s’emparer de l’image officielle froide et inexpressive du « Grand Timonier ». Mais était-il nécessaire d’utiliser la photo captée par Lynn Goldsmith pour sérigraphier Prince ? La portraitiste est certes très célèbre mais son cliché ne l’était pas puisqu’il n’avait jamais été rendu public et l’on peut s’interroger sur la possibilité de détourner le sens d’un cliché qui n’en a publiquement aucun. Quel message artistique peut justifier cette appropriation ? Et s’il y a un message (et il y en a toujours un), le public peut-il appréhender le caractère transformatif d’une œuvre s’il n’a jamais contemplé l’œuvre première ? Sans doute pas.

Mais peut-on aller jusqu’à reprocher à Andy Warhol d’avoir voulu faire l’économie d’un effort artistique ? L’artiste avait lui-même souvent minimisé son propre travail pour mieux pouvoir affirmer que n’importe qui peut devenir artiste. C’est à la fois ce qui l’a consacré et qui a focalisé sur lui des critiques dont la jurisprudence américaine se fait encore écho.

Les avocats de la fondation Warhol ont prévenu : « The foundation will (…) continue to promote the ideals of artistic creativity and freedom of expression that are embodied in Warhol’s work ».

Affaire à suivre.

Référence du support visuel

. Image 1 : Photographie de Prince par Lynn Goldsmith, 3 déc. 1981 ; rapportée à la décision de la Cour d’appel Fédérale des Etats-Unis pour le deuxième circuit, rendue le 26 mars 2021 (n° 19-2420-cv), p. 7 (capture d’écran)

. Image 2 : Sérigraphie de Prince par Andy Warhol, 1984 (catalogue de la Andy Warhol Foundation : PO 50.544), illustrant un article de Tristan Vox, « Purple Fame », publié dans Vanity Fair, novembre 1984, p. 66 ; rapportée à la décision de la Cour d’appel Fédérale des Etats-Unis pour le deuxième circuit, rendue le 26 mars 2021 (n° 19-2420-cv), p. 8 (capture d’écran)

. Image 3 : Sérigraphie de Prince par Andy Warhol, 1984 (catalogue de la Andy Warhol Foundation : PO 50.541), illustrant la couverture d’une édition spéciale « The Genius of Prince », publiée par l’entreprise de presse Condé Nast, mai 2016 ; exemplaire présenté sur un site de vente aux enchères en ligne (capture d'écran)

Fichiers

Couverture Conde Nast May 2016 Prince Tribute 3 E-bay (2).jpg
Sérigraphie de Prince par A. Warhol, p. 8 CA US.jpg
Prince par L. Goldsmith, p. 7 CA US.jpg

Citer ce document

Stéphane Gounon, “Hommage contesté d’un Pape à un Prince,” Histoire litigieuse et contentieuse de l'image et de la photographie, consulté le 26 avril 2024, http://d-piav.huma-num.fr/items/show/20.

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