Le comte Loïc Chiroussot de Bigault de Cazanove et la cuvée « Le Champagne by Clara Morgane » : imbroglio juridique autour de l’usage de noms

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Caroline Le Goffic
Professeur de droit privé
CRDP - l'ERADP (Université de Lille)

Date du commentaire

1er juin 2022

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En 2017, l’ancienne actrice de cinéma pornographique Clara Morgane a conclu un contrat de collaboration avec la maison de Champagne Charles de Cazanove. Prêtant son pseudonyme et son image à cette société, Clara Morgane est ainsi apparue dans des campagnes publicitaires promouvant une cuvée de champagne rosé « by Clara Morgane ». L’actrice y posait, en robe noire échancrée, devant des fûts ou bien tenant à la main une bouteille revêtue d’une étiquette ornée de la représentation d’une jarretière de dentelle noire. Clara Morgane a elle-même publié ces clichés sur son compte instagram, décrivant le champagne en ces termes : « Une bouche fruitée, généreuse et puissante pour vous accompagner pendant les fêtes ».

C’est alors que le comte Loïc Chiroussot de Bigault de Cazanove, arrière petit neveu du fondateur de la maison de Champagne Charles de Cazanove, établie en 1811, s’est dit « choqué » par cette campagne, et a assigné en justice la SAS Charles de Cazanove, au titre de la protection du nom, afin de faire cesser l’association de son patronyme avec celui de Clara Morgane.

Saisi en référé, le juge a renvoyé l’affaire au fond par une ordonnance du 27 février 2018, compte tenu du caractère complexe des questions soulevées. À la déception des juristes qui attendaient le jugement (v. not. C. Le Stanc, « La licence dans tous ses états », Propr. industr., févr. 2018, éditorial) et des journalistes de la presse locale qui s’étaient fait l’écho de l’affaire dans leurs colonnes (v. not. les articles parus dans le journal rémois L’Union), le litige s’est finalement conclu par une transaction dont les termes ne sont pas connus.

Les photographies utilisées pour la campagne publicitaire litigieuse soulèvent d’importantes questions de droit de la personnalité, principalement en relation avec les usages possibles d’un patronyme – Cazanove en l’espèce. Le comte formulait deux griefs essentiels à l’encontre de la SAS Charles de Cazanove. D’une part, il reprochait à cette personne morale l’usage de son nom patronymique. D’autre part, il contestait également l’association par la SAS de l’image et du nom de Clara Morgane à la marque « Charles de Cazanove », estimant qu’une telle association portait préjudice à son honneur.

S’agissant du premier grief, l’argument avancé par le comte Loïc Chiroussot de Bigault de Cazanove n’est pas sans rappeler le très célèbre arrêt « Bordas » (Cass. Com., 12 mars 1985, D. 1985, p. 471, obs. J. Ghestin ; JCP 1985, II, 20400, obs. G. Bonet). Dans cette affaire, Pierre Bordas avait créé avec son frère une société d’édition. Devenu au fil des années minoritaire au sein de la société, P. Bordas avait souhaité s’en retirer et faire interdire à la société de continuer à utiliser son nom de famille. La Cour de cassation avait toutefois considéré qu’il ne pouvait pas retirer à la personne morale le droit d’utiliser le patronyme, au motif que ce dernier était devenu un nom commercial, propriété de la société, et s’était détaché de la personne physique de P. Bordas. Le nom change ainsi de nature juridique. En effet, d’un attribut de la personnalité, incessible et indisponible, il devient un signe distinctif de l’entreprise, comme le souligne la doctrine (v. M. Dupuis, Vertus et limites de la protection du nom commercial, thèse, Lille, 1986 ; P. Jestaz, « À propos du nom patronymique, diagnostic et pronostic », RTD civ. 1989, p. 29 ; F. Pollaud-Dulian, « L’utilisation du nom patronymique comme nom commercial », JCP 1992, I, 3618). En application de cette règle, il est difficile d’imaginer que le comte Loïc Chiroussot de Bigault de Cazanove puisse faire retirer à la SAS Charles de Cazanove le droit d’utiliser le nom Cazanove qu’elle emploie comme nom commercial depuis 1811.

Par ailleurs, la SAS utilisait également le nom « Charles de Cazanove » en tant que marque, l’ayant déposée à l’INPI et renouvelée depuis de longues années. Le comte Loïc Chiroussot de Bigault de Cazanove pouvait-il contester ce dépôt et cet usage ? Une lecture rapide du fameux arrêt « Ducasse » (Cass. Com., 6 mai 2003, D. aff. 2003, p. 2228, note G. Loiseau ; D. aff. 2003, somm. p. 2629, obs. S. Durrande ; RTD civ. 2003, p. 679, obs. J. Hauser ; Rev. Sociétés 2003, p. 548, obs. G. Parleani ; Bull. Joly 2003, p. 921, obs. P. Le Cannu) pourrait le laisser croire. En effet, dans l’affaire « Ducasse », le chef Alain Ducasse a pu obtenir l’annulation de marques composées de son patronyme déposées par la société qu’il avait fondée, la Cour de cassation ayant considéré que « le consentement donné par un associé fondateur, dont le nom est notoirement connu, à l’insertion de son patronyme dans la dénomination sociale d’une société exerçant son activité dans le même domaine, ne saurait, sans accord de sa part et en l’absence de renonciation expresse ou tacite à ses droits patrimoniaux, autoriser la société à déposer ce patronyme à titre de marque pour désigner les mêmes produits ou services ». Pourtant, il convient en réalité de tenir compte des faits de l’affaire, qui diffèrent de ceux du contentieux « Charles de Cazanove » en ce qu’Alain Ducasse était bel et bien associé fondateur de la société éponyme, contrairement au comte Chiroussot de Bigault de Cazanove. C’est en tant que fondateur que Ducasse aurait dû autoriser le dépôt et l’usage de son nom à titre de marque. À l’inverse, dans l’affaire « Charles de Cazanove », la marque a été déposée dès l’origine par la SAS, très certainement avec l’accord au moins implicite du fondateur. En conséquence, le comte est mal fondé à contester le dépôt et l’usage du nom en tant que marque.

En ce qui concerne le second grief du comte Loïc Chiroussot de Bigault de Cazanove, la question est de savoir si l’association du nom de Clara Morgane à la marque « Charles de Cazanove » portait préjudice à son honneur et à sa réputation, compte tenu de l’image sulfureuse de l’actrice. Il s’agit là d’une prétention fondée sur la protection des droits de la personnalité, assurée par l’article 9 du Code civil, combiné avec l’article 1240 du même code, relatif à la responsabilité extra-contractuelle pour faute. En l’espèce, l’association cause-t-elle un préjudice au comte ? Si l’on se réfère à la jurisprudence (v. not. Paris, 15 déc. 2000, D. 2001. 1298, obs. G. Bonet ; en droit de l'Union européenne, CJUE 5 juill. 2011, Fiorucci, aff. C-263/09, RLDI 2011/76, no 2508, obs. M. Trézéguet) et à la doctrine (v. P. Mohr, « Marques et nom patronymique », Propr. ind. 2006, étude 21 ; C. Caron, « Nom et marque », D. 2002, p. 2376 ; T. Lancrenon, « Où l'on s'aperçoit de quelques menus effets de la notoriété d'un nom patronymique sur les signes distinctifs d'une entreprise », Propr. ind. 2003, chron. 21) en la matière, il apparaît que l’atteinte au patronyme suppose l’existence d’un risque de confusion. En d’autres termes, il est nécessaire que le public fasse le lien entre la prétendue atteinte et le porteur du nom. Or, un tel risque n’est en pratique susceptible d’être caractérisé que si le patronyme est un nom célèbre ou rare. En l’espèce, il est loin d’être certain que le comte Loïc Chiroussot de Bigault de Cazanove possède une notoriété suffisante pour que le public rattache la campagne publicitaire litigieuse à sa personne, et ce d’autant plus que, d’après les déclarations de l’avocat de la SAS Charles de Cazanove rapportées par la presse locale, ce n’est qu’en 2003 que le comte aurait adjoint le nom « de Bigault de Cazanove » à son patronyme.

En définitive, on peut dès lors gager que l’affaire se serait conclue par un jugement déboutant le demandeur de ses prétentions. L’essentiel n’est évidemment pas là ; mieux vaut retenir la contribution de Clara Morgane, à travers les photos litigieuses, au droit des marques et aux droits de la personnalité !

Référence du support visuel

Photographie de campagne publicitaire présentant Clara Morgane, bouteille de champagne "Charles de Cazanove" à la main (Instagram/#claramofficiel)

Fichiers

Clara Morgane pour la campagne  publicitaire du champagne Charles de Cazanove.jpg

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Caroline Le Goffic, “Le comte Loïc Chiroussot de Bigault de Cazanove et la cuvée «Le Champagne by Clara Morgane» : imbroglio juridique autour de l’usage de noms,” Histoire litigieuse et contentieuse de l'image et de la photographie, consulté le 20 avril 2024, http://d-piav.huma-num.fr/items/show/23.

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