Peut-on vendre des images médicales ?
De véritables enjeux de santé au-delà des enjeux éthiques et de droit des personnes

Auteur du commentaire

Sophie Fantoni Quinton
PUPH - Docteur en médecine, docteur en droit
CRDP - l'EREDS (Université de Lille)

Date du commentaire

1er décembre 2022

Texte du commentaire

Un chirurgien a tenté, de septembre 2021 à janvier 2022, de vendre aux enchères, en tant qu’image originale, un "NFT" de la radiographie d’une survivante du Bataclan qu’il avait opérée, image accompagnée de la mention « hope you like it ». Un cliché sur lequel apparaît une balle de Kalachnikov positionnée à quelques millimètres du radius brisé de la victime, cette dernière ignorant bien entendu l’« initiative commerciale » du médecin (affaire révélée par Médiapart : https://www.mediapart.fr/journal/france/220122/un-chirurgien-de-l-ap-hp-cherche-vendre-aux-encheres-la-radio-d-une-blessee-du-13-novembre, 22 janvier 2022). Poursuivi sur le triple fondement de violation du secret médical (art. 226-13 du Code pénal), détournement de la finalité d’un traitement de données à caractère personnel (art. 226-21 du Code pénal) et divulgation illégale volontaire de données à caractère personnel nuisibles (art. 226-22 du Code pénal), le chirurgien devait être condamné par une décision du Tribunal judiciaire de Paris, le 30 novembre 2022, à une sanction-réparation de 5.000. €, à verser à la victime dans un délai de six mois, sous peine de deux mois d’emprisonnement en cas d’inexécution. Une instance ordinale s'est également tenue le 6 décembre 2022, à l'issue de laquelle le chirurgien fut condamné à une interdiction d'exercer pendant un an, dont trois mois fermes, à compter du 1er février 2023.

Les "Non-Fungible Tokens" – pour "Jetons Non Fongibles", c’est-à-dire qu’ils sont uniques et ne peuvent pas être échangés contre des équivalents – sont des certificats d'authenticité qui reposent sur des biens virtuels ou réels, et dont la propriété est traçable. Utilisés par des collectionneurs ou des spéculateurs sur le marché de l’art par exemple, les NFT sont des actifs numériques qui utilisent la "blockchain" : une technologie décentralisée sur laquelle reposent les crypto-monnaies, comme le Bitcoin. Les ventes peuvent atteindre plusieurs millions de dollars.

Les photographies et imageries radiographiques, de plus en plus utilisées en médecine, permettent de diagnostiquer les pathologies, d’optimiser le suivi des patients et favorisent l’échange d’informations entre confrères sur les maladies et leur traitement. Leur usage pose toutefois un certain nombre de questions sur le plan éthique, notamment lorsque cet usage intervient en dehors du dossier médical du patient ou pour les besoins de la santé publique. De tels documents sont-ils exploitables commercialement ? Au-delà du droit au respect de la vie privée et de l’éthique, n’y a-t-il pas en plus, un risque de santé dans la médiatisation de telles radiographies ? La psychanalyse nous livre quelques clés d’analyse des enjeux de santé mentale…

Le développement de l’imagerie médicale comme intrusion dans la vie des patients et facteur de perturbation de l’image de soi

Depuis la toute première radiographie réalisée en 1895, l’imagerie médicale a révolutionné le diagnostic, la décision médicale, le traitement médical, la prévention et la prévision des évolutions de la maladie (B. Saintôt, "Quelques critères d’utilisation de l’imagerie médicale", in Mieux voir pour mieux soigner ?, LAENNEC 2012, tome 60, n°4, pp. 47-50). Les techniques d’imagerie ne se contentent plus de chercher à voir l’invisible du corps. Elles parviennent à le simuler en produisant un double virtuel numérique du patient ou d’un de ses organes. La photographie, qui "capture" ce que le patient donne à voir "d’anormal", constitue une intrusion dans son intimité qui peut être diversement ressentie en fonction de sa personnalité, son histoire ou sa culture. Par le biais de leurs images qui se substituent à la réalité du corps, les malades peuvent avoir le sentiment que leur corps, lui-même, devient virtuel. La réalité de leur corps est dès lors constituée par sa représentation radiographique. La personne peut ainsi s’éprouver dépossédée de ce qui la constitue et l’exprime - une image d’elle-même.

La médecine technoscientifique superpose ainsi une science médicale à la subjectivité, pouvant tenir lieu de nouvelle « identité » du corps. Les médecins constatent déjà que des patients disent « aller mal » parce que la technologie leur a découvert un risque d’être malade ou n’a pas trouvé de cause à leur état ; au contraire, un patient peut déclarer « aller bien » si les images lui donnent quitus de son état actuel. Nous ne sommes plus capables de discerner quelle est la vérité de notre corps (R. Potier, "L'imagerie médicale dans la relation de soin enjeux psychiques et éthiques", in Mieux voir pour mieux soigner ?, LAENNEC 2012, tome 60, n°4, pp. 40-46).

Certaines analyses psychanalytiques ont souligné que les images médicales font intrusion dans la vie du patient en perturbant l’image de soi (R. Potier, précit.). L’image peut en effet sidérer le sujet comme si elle le fixait dans la pathologie présente, le handicap, sous prétexte de décrire exactement la réalité, comme si elle occultait l’avenir, comme si elle interdisait d’autres représentations de l’avenir. On imagine que cela est particulièrement vrai face à une blessure contractée dans le cadre d’un attentat tel que celui du Bataclan. L'imagerie a la caractéristique de figer la maladie dans une configuration organique, de la matérialiser. Quand bien même ici le bras a été opéré et « guéri », chirurgicalement, la cicatrice persiste, physique et morale, comme immortalisée à travers ces clichés radiographiques. En dépit de la rationalité de la technicité de ce type d'examen, de la consolidation osseuse et cutanée, l'angoisse séquellaire, presque cicatricielle du patient, est souvent de nature irrationnelle. L'image est par nature silencieuse mais sa diffusion par les médias lui fait endosser un rôle de souvenir lancinant d’un épisode ici traumatisant. Si l’image est extérieure à soi, elle touche le moi.

Il ne faut ainsi pas sous-estimer l’impact des images de son propre corps sur la psychologie du patient, et mesurer que toute image peut perturber le patient dans son processus personnel, ici de guérison. Au-delà du patient, le spectateur profane peut également être impacté, surtout en cas de médiatisation de telles images : même s’il s’agit d’un document médical, il risque de s’identifier à la représentation de l’image et a fortiori à la situation, peut-être à l’histoire et aux émotions du patient (H. Geschwind et Cellule de réflexion de l’Espace éthique, "Imagerie médicale", Groupe Miramion - Espace éthique Ile-de-France, 1998, disponible à l’adresse suivante : https://www.espace-ethique.org/sites/default/files/Cellule%20de%20re%CC%81flexion%20de%20l%27Espace%20e%CC%81thique_1998_Imagerie%20me%CC%81dicale.pdf). Là encore, les circonstances de la blessure ici présentées sont à ce point empreintes de drame humain qu’on peut imaginer les effets sur les personnes vulnérables et surtout sur la victime elle-même.

En outre, l’image médicale, ici médiatisée, constitue à la fois une intrusion dans la vie privée du patient mais également, par sa diffusion, un acte contraire à l’éthique et à la déontologie médicale. Car il ne s’agit pas d’une image inhumaine : c’est celle d’un corps projeté de façon publique. Si le droit a de fait encadré l’usage de l’imagerie médicale, une réflexion éthique doit se développer en parallèle.

La régulation de l’utilisation de l’imagerie médicale au-delà de l’utilisation à des visées médicales

Le droit a tenté de concilier l’intérêt du patient (respect de sa personne, de son image et de son anonymat) et celui de la médecine (soigner au mieux et faire progresser les connaissances).

La protection du patient concernant les images médicales est, en théorie, étroitement assurée. Elle est en effet au carrefour d’une part, du droit au respect de la vie privée, comprenant la protection du droit à l’image et de l’intimité, ainsi que du droit au secret professionnel, et d’autre part, des règles de bioéthiques. La protection du droit à l’image est un droit jurisprudentiel qui découle du droit au respect de la vie privée prévu à l’article 9 du Code civil. Ainsi, comme l’indique la Cour de cassation « toute personne dispose sur son image, partie intégrante de sa personnalité, d’un droit exclusif qui lui permet de s’opposer à sa reproduction » (v. récemment CA Versailles, 2 février 2018, n° 16/01962). Pour que l’image soit protégée, il n’est pas nécessaire que le visage soit reconnaissable. Il suffit que la personne concernée soit identifiable comme c’est le cas dans cette image médicale par la spécificité de la blessure, sa date, les circonstances de l’attentat.

Conformément au Code civil, dans son chapitre relatif au « Respect du corps humain », « chacun a droit au respect de son corps », lequel est « inviolable » tandis que « ses éléments et ses produits ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial » (art. 16-1 du Code civil). Reste à déterminer si des images médicales pourraient être des produits du corps humain. La psychanalyse affirme que oui. D’ailleurs, la loi de bioéthique révisée en juillet 2011 (loi n° 2011-814 du 7 juillet 2011) a ajouté un article à la série qu’inaugure le fondamental article 16 du Code civil, lequel énonce que « La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie ». Cet article 16-14 du Code civil précise : « Les techniques d’imagerie cérébrale ne peuvent être employées qu’à des fins médicales ou de recherche scientifique, ou dans le cadre d’expertises judiciaires […] ». Certes cette radiographie de bras blessé n’est pas dans le giron du « neurodroit » (sur cette notion, v. not. Centre d’analyse stratégique, « Le cerveau et la loi : éthique et pratique du neurodroit », note d’analyse n° 282, septembre 2012, disponible à l’adresse : http://archives.strategie.gouv.fr/cas/system/files/2012-09-11-neurodroit-na282_0.pdf ; adde, S. Desmoulin-Canselier, « La France à "l’ère du neurodroit" ? La neuro-imagerie dans le contentieux civil français », Droit et société 2019, n° 1, pp. 115-135), mais il est fort à parier que les juges, dans le silence des textes, élargiraient le principe à toute image médicale permettant d’identifier la personne. Quoi qu’il en soit, le Règlement du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation des données (règl. n° 2016/679 dit « RGPD », abrogeant la directive 95/46/CE), exige une information claire sur la destination des données personnelles, plus encore des données sensibles que sont les données de santé, et une telle mise en vente de radiographies dans la présente affaire, voire même une simple diffusion non sollicitée en amont, transgresse clairement ce règlement.

De quelque point de vue que l’on se place, celui de la protection de la vie privée, de l’image, des données personnelles ou de la bioéthique, l’utilisation à des fins commerciales d’images médicales par un soignant, sans le consentement du patient, est prohibée.

Dans une optique scientifique, avant toute utilisation d’une photographie en dehors du dossier médical, il convient de se poser systématiquement la question de la pertinence scientifique de la publication, et de s’interroger sur le point de savoir si elle apporte une information indispensable à la compréhension du message. En l’absence d’autorisation écrite de diffuser l’image médicale, il est impératif de respecter et préserver l’anonymat du patient, c’est-à-dire que celui-ci ne doit être reconnaissable ni par lui-même ni par un tiers.

Si l’anonymat est strictement respecté, il n’y a aucun obstacle juridique à ce que les photos soient publiées ou fassent l’objet d’une communication à objet scientifique, et ce sans l’autorisation du patient. Cependant, sur le plan éthique, il semble nécessaire que le patient soit informé, au minimum verbalement, de l’utilisation possible de ses photographies en dehors de son suivi médical (M. Moyal-Barracco, G. Decroix, « La photographie en dermatologie : pour une photographie respectueuse des patients », disponible à l’adresse : https://www.macsf.fr/responsabilite-professionnelle/relation-au-patient-et-deontologie/usage-photographie-dermatologie).

Si l’anonymat ne peut être strictement respecté et que le patient est reconnaissable par lui-même ou par un tiers, la diffusion de la photographie dans un cadre scientifique ne peut être envisagée qu’avec l’accord préalable du patient ou de son représentant légal (art. R. 4127-73, al. 3 du Code de la santé publique : « Le médecin doit faire en sorte, lorsqu’il utilise son expérience ou ses documents à des fins de publication scientifique ou d’enseignement, que l’identification des personnes ne soit pas possible. A défaut, leur accord doit être obtenu »). Le médecin doit alors formellement mentionner le ou les modes de diffusion envisagés, et il est nécessaire de recueillir un consentement écrit.

Nous le comprenons aisément, l’utilisation commerciale d’images médicales, qui plus est d’un corps blessé dans les circonstances dramatiques d’un attentat, est condamnable tout autant d’un point de vue éthique que juridique.

Notre culture a légitimé l’exploration du corps tout en insistant sur la dignité de la personne. A l’heure du tout numérique, de la télémédecine impliquant un échange croissant d’images, de l’évolution d’une imagerie plutôt structurale vers une imagerie fonctionnelle (concernant par exemple le cerveau, mais pas seulement), la sécurisation des images médicales du patient doit être assurée, dans la mesure où ces images sont certes des données de santé, mais ont en plus, sur le plan psychologique, une dimension tenant à l’intimité physique et psychologique de la personne. Au regard des technologies nouvelles permettant la reconstruction des images, des données, etc., la réflexion éthique doit se poursuivre, afin de conserver à la médecine sa qualité, sa maîtrise et la protection de valeurs fondamentales.

Pas de conflit d’intérêt

Référence du support visuel

Radiographie du genou attestant la présence d'une balle logée dans le haut du mollet (photomontage de l'éditeur - réalisé par Sébastien Hicquebrant et Renaud Limelette, avec le consentement du patient radiographié / 13 décembre 2022)

Fichiers

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Citer ce document

Sophie Fantoni Quinton, “Peut-on vendre des images médicales ?
De véritables enjeux de santé au-delà des enjeux éthiques et de droit des personnes,” Histoire litigieuse et contentieuse de l'image et de la photographie, consulté le 23 avril 2024, http://d-piav.huma-num.fr/items/show/25.

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