De la liberté de photographier les œuvres d’art dans les musées publics

Auteur du commentaire

Christophe Mondou
Maître de conférences en droit public
CRDP – l’ERDP (Université de Lille)

Date du commentaire

1er février 2023

Texte du commentaire

La confrontation entre la liberté de photographier et surtout d’exploiter les photographies ainsi prises et l’intégration dans le domaine public des collections d’œuvres d’art détenues par les musées publics a connu ces dernières années une évolution notable de son cadre juridique, comme le montre l’affaire « Commune de Tours contre EURL Photo Josse ».

M. J-L. Josse est un photographe professionnel, spécialisé dans les photographies d’œuvres d’art. Comme à son habitude, M. Josse, exerçant son activité sous forme d’entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée (EURL), sollicite une autorisation de photographier certaines œuvres d’art exposées au sein du musée de la commune de Tours. Le maire de Tours n’ayant pas répondu à cette demande, il intente un recours devant le tribunal administratif d’Orléans, en demandant l’annulation de cette décision implicite de rejet. Le tribunal rejette le recours (jugement en date du 20 janvier 2009, n° 06-3317), si bien que le photographe interjette appel devant la Cour administrative d’appel de Nantes qui lui donne raison cette fois (arrêt du 4 mai 2010, n° 09NT00705). La commune de Tours se pourvoit alors en cassation devant le Conseil d’Etat qui casse l’arrêt rendu par la Cour administrative de Nantes et lui renvoie l’affaire (arrêt du 29 octobre 2012, n° 341173). Par conséquent, cette dernière statue à nouveau en donnant cette fois-ci tort à M. Josse (arrêt du 28 février 2014, n° 12NT02907), qui se pourvoit là encore en cassation ; le Conseil d’Etat, ayant donc l’occasion de clôturer cette affaire qui aura duré dix ans (arrêt du 23 décembre 2016, n° 378879), confirme la solution de la Cour de Nantes et rejette la demande initiale de l’EURL. In fine, M. Josse aura perdu, après dix années, son combat juridictionnel pour faire reconnaître sa liberté de photographier les œuvres d’art des musées publics. Il aura néanmoins permis à tous les photographes, notamment professionnels, d’être sensibilisés au régime juridique de la photographie d’œuvres d’art présentes dans les musées publics.

La liberté de photographier, à savoir la liberté de capter l’image d’un bien ou d’une personne, n’existe pas en tant que liberté fondamentale mais comme une composante de la liberté d’expression ou de création artistique lorsque la photographie prise devient elle-même une œuvre, voire encore de la liberté d’entreprendre lorsque les photographies font l’objet d’une exploitation commerciale (CE, ass., 22 juin 1951, Daudignac, n° 00590 02551).

Cette liberté de photographier n’est toutefois pas sans limite, et connaît un régime différent selon qu’elle vise une personne ou un bien. S’agissant des personnes, étrangères aux enjeux de l’affaire « Commune de Tours », il convient juste de rappeler que la liberté de photographier est tempérée par le droit au respect de leur vie privée, dont relève leur droit à l’image (art. 9 du Code civil).

S’agissant de l’image des biens, elle a connu un contentieux judiciaire abondant qui a abouti à une jurisprudence désormais classique, notamment avec l’affaire dite de l’Hôtel de Girancourt, à partir de laquelle la Cour de cassation a rappelé que le propriétaire du bien n’avait pas de droit exclusif sur l’image de ce bien et qu’il ne pouvait donc pas s’opposer à l’exploitation de cette image ; le propriétaire peut cependant demander une indemnisation lorsque cette exploitation lui cause un trouble anormal (Cass., ass. pl., 7 mai 2004, n° 02-10.450 ; v. la contribution de Christine Desnoyer sur le présent site : « L'image des biens »). Une conception proche a été adoptée par la juridiction administrative à propos de l’exploitation commerciale de l’image du Château de Chambord par la société « Les Brasseries Kronenbourg » : l’exploitation de l’image de ce bien public est libre, mais la prise de photographie peut justifier, si elle nécessite une occupation privative des lieux, une autorisation et le cas échéant le paiement d’une redevance (CE, ass., 13 avril 2018, n° 397047, Établissement public du domaine national de Chambord c/ Société Kronenbourg ; v. notre contribution sur le présent site : « L'image du château de Cahmbord n'est pas le château ! »). Rappelons cependant que la situation a évolué consécutivement à l’adoption de la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine. Dans son article 75, cette loi institue dorénavant une protection spécifique de l’image des biens relevant des « domaines nationaux » (dont fait partie le Château de Chambord, voir art. L. 621-42 du Code du patrimoine ; pour la liste des biens publics concernés, enrichie par le décret n° 2022-906 du 17 juin 2022, v. art. R. 621-98 du même code) : « L’utilisation à des fins commerciales de l’image des immeubles qui constituent les domaines nationaux, sur tout support, est soumise à l’autorisation préalable du gestionnaire de la partie concernée du domaine national. Cette autorisation peut prendre la forme d’un acte unilatéral ou d’un contrat, assorti ou non de conditions financières ».

L’affaire « Commune de Tours » porte sur la liberté d’exploiter commercialement les photos des œuvres d’art présentées dans les musées publics. A ce propos, il faut rappeler que le musée de Tours est propriétaire seulement du support des œuvres, c’est-à-dire du bien au sens matériel ou corporel. Il n’est pas l’auteur de ces œuvres, lesquelles sont du reste pour la plupart tombées dans le « domaine public », au sens bien compris du droit de la propriété intellectuelle.

Les musées adoptent assez souvent, dans leur règlement intérieur ou de visite, des mesures restrictives interdisant directement la prise de photographies, au nom de la sécurité des personnes et des biens ou de la fluidité de la circulation des visiteurs et du confort de la visite ; apparaissent alors les fondements soit de police administrative, soit d’organisation interne d’un service public pour justifier ces restrictions (v. par ex. TA Paris, 28 mars 2019, Mme CG, n°1708973/5-2, sur l’admission d’une interdiction de prise de vue lors d’expositions temporaires au sein du Musée du Louvres, « fondée sur un motif tenant à la sécurité des usagers et des œuvres, notamment celles prêtées par des collectionneurs privés qui pourraient être réticents à leur mise à disposition en cas d’autorisation de photographier, et au bon fonctionnement du service public » ; adde, v. « Conclusions de Mme Emmanuelle Armoet, rapporteur public. Affaire n°1708973 », Lettre du tribunal administratif de Paris, n°58, mai 2019, pp 43-47). Si l’on peut douter de la pertinence de ces fondements (v. F. Tarlet, « Police administrative et liberté de photographier », in L’image des biens publics culturels, regards croisés entre droit public et privé, LexisNexis, 2020, p. 107, spéc. p. 117 et s.), celui de l’appartenance au domaine public - au sens du droit de la propriété des personnes publiques - des biens mobiliers tels que les œuvres d’art, pourrait-il quant à lui justifier les mesures restrictives à la liberté de photographier et d’exploiter les photographies ainsi prises ? C’est à tout le moins le fondement qui fut retenu dans l’affaire « Commune de Tours ».

Il faut rappeler que l’appartenance des œuvres d’art des musées publics au domaine public mobilier est maintenant certaine depuis l’entrée en vigueur du Code général de la propriété des personnes publiques (CGPPP) en 2006, dont l’article L. 2112-1 8° vise « les collections des musées ». Auparavant, il revenait à la juridiction administrative de caractériser cette appartenance au domaine public des biens mobiliers relevant de collections muséales (v. TA Paris, 4 mars 1987, Berckelaers, Rec. p. 767, pour l’admission dans ce domaine public des œuvres d’art appartenant à l’État conservées par le Centre Pompidou ; implicitement, s’agissant des instruments de musique de l’établissement public de la Cité de la musique, v. CE, 29 novembre 1996, n° 177959, Syndicat général des affaires culturelles CFDT, Rec. p. 866. Les juridictions judiciaires eurent également tôt fait d’emprunter cette voie, v. cass. req., 17 juin 1896, Jean Bonnin c/ villes de Mâcon et de Lyon, D. 1897, I, 257, pour des livres et manuscrits ; adde, cass. civ., 2 avril 1963, Sieur Montagne c/ Réunion des musées de France, AJDA, 1963. 486, note J. Dufau, s’agissant d’une une étude de Seurat).

Dans l’affaire « Commune de Tours », le Conseil d’Etat a, à deux reprises, en 2012 et 2016, assimilé l’exploitation commerciale des photographies d’œuvres d’art des musées publics à un usage privatif du domaine public mobilier, usage impliquant un régime d’autorisation (tandis que l’absence de caractère privatif empêche la soumission à une telle autorisation, v. CE, 31 mars 2014, n° 362140, Commune d’Avignon). Pour reprendre la formulation de la Haute juridiction : « la prise de vues d’œuvres appartenant aux collections d’un musée public, à des fins de commercialisation des reproductions photographiques ainsi obtenues, doit être regardée comme une utilisation privative du domaine public mobilier impliquant la nécessité, pour celui qui entend y procéder, d’obtenir une autorisation ». C’est ainsi que le Conseil d’Etat reconnaît qu’au nom de l’intérêt du domaine public mobilier et de son affectation, les autorités communales peuvent s’opposer à la commercialisation des photographies des œuvres d’art, en refusant l’autorisation demandée par un photographe professionnel. Le refus de l’administration d’octroyer l’autorisation de photographier était motivé, en l’espèce, et à bon droit aux yeux du Conseil d’Etat, par l’objectif de « conserver un contrôle sur les conditions dans lesquelles sont établies et diffusées des reproductions photographiques des œuvres exposées dans le musée », et d’éviter « qu’une diffusion excessive de telles reproductions [puisse] préjudicier à l’attractivité de ce musée et nuire à sa fréquentation par le public ». L’autorité domaniale n’avait d’ailleurs pas accordé d’autorisation à d’autres photographes professionnels, exceptés ceux qu’elle sollicitait pour son propre compte, ce qui permit à la juridiction administrative de constater que l’EURL Josse n’avait pas subi un traitement différent de celui des autres photographes, et partant d’évincer l’argument tiré d’une violation du principe d’égalité.

Si nous revenons sur les motivations avancées, elles paraissent étonnantes à une époque où les musées s’ouvrent au grand public, en particulier par la voie du numérique en mettant en ligne leurs collections ; la diffusion numérique des œuvres présente des avantages y compris en termes d’accès pour tous, ce qui semble tout de même essentiel pour un service public culturel (sur la question, v. https://www.maddyness.com/2014/09/11/numerique-art/). En outre, rien ne peut remplacer la vue de l’œuvre originale si elle est bien exposée ; dès lors, difficile de croire à un impact important sur la fréquentation… Cette volonté de « conserver un contrôle sur les conditions dans lesquelles sont établies et diffusées des reproductions photographiques des œuvres » traduit en réalité certainement un autre enjeu, celui de la maîtrise par la personne publique de la valorisation économique des œuvres d’art présentes dans le musée, ou, dit autrement, de la valorisation des biens culturels relevant du domaine public mobilier. Ces décisions du Conseil d’Etat permettent à la commune de Tours de conserver la main sur les possibles recettes d’une exploitation commerciale des photographies d’œuvres d’art du musée communal. Il convient en effet de rappeler le principe selon lequel « toute occupation ou utilisation du domaine public d’une personne publique […] donne lieu au paiement d’une redevance », laquelle « tient compte des avantages de toute nature procurés au titulaire de l’autorisation » (art. L. 2125-1 et 3 CGPPP).

Sur le plan des fondements juridiques ayant concouru à ces arrêts, le choix du régime de l’utilisation privative du domaine public n’était sans doute pas le mieux adapté. D’abord, ce régime a pour objectif traditionnel de protéger l’affectation du domaine public à l’intérêt général et à l’exécution d’un service public ; or en l’espèce, l’activité de la société de M. Josse n’affectait pas les œuvres d’art. De même, la position des juges aboutissait à reconnaître à la commune des droits exclusifs sur l’image de ces œuvres, comme si elle en était l’auteur et alors même que le propriétaire d’un bien n’est pas titulaire de droit sur l’image de celui-ci ! C’est en tout cas la position consolidée par la Cour de cassation depuis 2004, et celle affirmée en 2018 par ce même Conseil d’Etat dans la jurisprudence Établissement public du domaine national de Chambord c/ Société Kronenbourg précitée.

Ce dernier arrêt remet en effet sévèrement en cause la jurisprudence « Commune de Tours » de 2012 et 2016 (v. N. Foulquier, « L’image des biens publics et leur utilisation », RFDA 2018, p. 461). Comme le relève un auteur : « Malgré la confusion qu’avait pu créer l’arrêt du Conseil d’Etat Commune de Tours en 2012, l’usage de l’image d’un bien du domaine public n’est pas une utilisation privative de ce bien susceptible de donner lieu au paiement d’une redevance. L’ambiguïté de la formule du juge administratif avait suscité l’enthousiasme quant à la définition du patrimoine immatériel de l’administration et son potentiel de valorisation économique. Six ans plus tard, la Haute juridiction clarifie sa position. L’occupation privative du domaine public n’est qu’éventuellement constituée au moment de la captation de l’image lorsque la réalisation de la prise de vue implique de disposer privativement, à l’exclusion du public, des biens du domaine public captés par l’image » (N. Bettio, « Le régime de l’utilisation privative du domaine public et la protection de l’utilisation commerciale de l’image des biens publics culturels », in L’image des biens publics culturels. Regards croisés entre droit public et privé, LexisNexis, 2020, p. 97, spéc. p. 99). Le régime des biens du domaine public mobilier se love dans celui des biens relevant du domaine public immobilier : l’autorisation est requise en cas d’occupation privative du domaine public, ce que ne constitue pas la seule captation visuelle et l’exploitation subséquente de l’image des biens du domaine public.

D’ailleurs, non sans largesse, les conclusions du Rapporteur public dans l’affaire Établissement public du domaine national de Chambord c/ Société Kronenbourg interprètent, si ce n’est revisitent, l’arrêt « Commune de Tours » de 2012 précisément en ce sens: « Enfin, si vous vous êtes prononcés, par votre décision « Commune de Tours » (CE, 29 octobre 2012 […]), sur la prise de vues par un photographe professionnel d’œuvres des collections d’un musée public, en soumettant cette opération à une autorisation préalable assortie d’une redevance, vous n’avez pas fondé cette obligation sur un quelconque « droit à l’image » des biens du domaine public mobilier. Vous n’avez regardé l’opération consistant à prendre les tableaux en photographie à des fins d’exploitation commerciale comme constituant une utilisation privative que dans la mesure où cette opération impliquait, momentanément, une « occupation » matérielle du domaine qui avait pour effet que le droit d’usage du bien appartenant à tous ne s’exerçait pas dans les conditions habituelles. Mais ce qui vaut pour une prise de vue en intérieur, dans un lieu clos, nécessitant l’installation de moyens d’éclairage spécifiques, une « privatisation » temporaire d’une salle ou d’une partie d’une salle, voire le décrochage du tableau, ne vaut pas pour l’exploitation d’une photographie prise en extérieur qui n’a mis en cause le droit d’usage « normal » de la dépendance du domaine public concernée » (in « L’image d’un bien du domaine public ne saurait constituer une dépendance de ce domaine ni par elle-même, ni en qualité d’accessoire indissociable », conclusions du Rapporteur public Romain Victor, disponibles à l’adresse https://www.lexbase.fr/article-juridique/45770691-jurisprudence-l-image-d-un-bien-du-domaine-public-ne-saurait-constituer-une-dependance-de-ce-domain).

Autorisation et redevance ne valent donc que lorsque la séance de photographie des collections muséales conduit à une utilisation privative du domaine public mobilier, au sens où cette utilisation porte atteinte à l’affectation des biens du domaine public mobilier à l’exécution normale du service public. La seule prise de vue à des fins commerciales ne saurait porter une telle atteinte ; tel serait en revanche le cas si par exemple, les œuvres devaient être retirées de la vue des visiteurs pour la réalisation des clichés, ou si l’installation in situ d’un studio photographique devait contrarier ou perturber le déroulement des visites. Théoriquement, de telles circonstances devraient pouvoir justifier l’application de l’article 2122-1-1 CGPPP, issu de l’ordonnance n° 2017-562 du 19 avril 2017, et prévoyant que lorsque l’autorisation délivrée par l’autorité publique « permet à son titulaire d’occuper ou d’utiliser le domaine public en vue d’une exploitation économique, l’autorité compétente organise librement une procédure de sélection préalable présentant toutes les garanties d’impartialité et de transparence, et comportant des mesures de publicité permettant aux candidats potentiels de se manifester ».

Référence du support visuel

"Le reniement de Saint-Pierre", par Adam de Coster (vers 1586 - 1643) - huile sur toile, 119 x 161,5 cm (saisie révolutionnaire au château de Richelieu, 1793 ; collection permanente du Musée des Beaux-Arts de Tours).

Fichiers

Adam de Costert, Le reniement de Saint-Pierre.jpg

Citer ce document

Christophe Mondou, “De la liberté de photographier les œuvres d’art dans les musées publics,” Histoire litigieuse et contentieuse de l'image et de la photographie, consulté le 28 mars 2024, http://d-piav.huma-num.fr/items/show/26.

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