Intelligence artificielle et droit d'auteur

Auteur du commentaire

Jean-Christophe Duhamel
Ingénieur de recherche
CRDP (Université de Lille)

Date du commentaire

1er août 2023

Texte du commentaire

L’intelligence artificielle enthousiasme autant qu’elle effraie. Son potentiel de création semble bien illimité, à l’image de la créativité humaine, raison pour laquelle, précisément, l’homme y perçoit les conditions même de son remplacement par la machine. Le processus de substitution n’est sans doute pas neuf : les révolutions industrielles ne sont qu’un long processus de remplacement de la force physique de l’homme par celle de la machine. Avec la révolution informatique, c’est bien la force de travail intellectuel de l’homme qui s’en trouva concurrencée et rapidement dépassée. Avec l’intelligence artificielle, le processus de remplacement ne porte plus seulement sur les capacités intellectuelles, mais sur la créativité, cette part de subjectivité qui jusqu’à présent recèle cette part irréductible d’humanité. Résumons toute la problématique de l’intelligence artificielle en paraphrasant Nietzsche : « humaine, trop humaine ».

L’intelligence artificielle s’immisce dans tous les champs de la création. En mal d’inspiration d’écriture ? Demandez à chat GPT ! En mal d’inspiration musicale ? Demandez à AIVA ! En mal d’inspiration picturale ? Demandez à Midjourney ! Parce que D-PIAV s’intéresse à l’image, arrêtons-nous plus précisément sur Midjourney, cette intelligence artificielle très performante dans le champ du visuel.

Les premiers litiges relatifs à l’attribution de droits d’auteurs sur les créations visuelles d’intelligences artificielles ont émergé depuis quelques années. Un des derniers en date concerne la bande dessinée publiée en 2022 par l’artiste Kristina Kashtanova, intitulée « Zarya of the Dawn » (v. images n° 1 dans le fichier pdf). Ce travail a fait l’objet d’une demande de protection devant le Copyright Office américain, qui délivra le fameux copyright en septembre 2022. L’artiste reconnut toutefois immédiatement sur les réseaux sociaux, une fois le certificat de protection obtenu, qu’elle n’était pas la dessinatrice des images, mais seulement l’auteure des textes accompagnant ces images.

Le US Copyright Office ne l’entendit pas de la sorte, et fit valoir son intention d’annuler le copyright. La motivation figurant dans ce courrier daté du 28 octobre 2022 est claire : « Après avoir pris attentivement connaissance de vos nombreuses déclarations publiques décrivant les faits entourant la réalisation du travail, l’office considère qu’il n’aurait pas dû être enregistré parce qu’il ne peut être déterminé s’il contient suffisamment de travail humain original pour soutenir une demande de droit d’auteur ». Les justifications complémentaires apportées par l’artiste n’ayant pas convaincu le Copyright Office, c’est par un courrier du 21 février 2023 qu’il notifiait à l’artiste sa décision définitive d’annuler l’enregistrement de l’œuvre pour sa partie graphique.

L’artiste n’a pas caché les motivations à l’origine de sa demande, et expliquait de manière un peu provocatrice sur son compte Instagram : « Mon ami avocat m’a donné cette idée et j’ai décidé de créer un précédent ». Quel précédent ? La reconnaissance d’un droit d’auteur attaché à une création non humaine ! Les colonnes du projet D-PIAV ont déjà croisé cette problématique s’agissant des créations animales. Ici, la question porte sur la création issue d’une machine, et plusieurs points doivent être distingués si l’on souhaite mettre à plat l’état du droit actuel en matière d’intelligence artificielle et de droit d’auteur.

Premièrement, il faut distinguer la création produite par l’intelligence artificielle de l’intelligence artificielle elle-même. Le programme informatique constitutif de l’intelligence artificielle est protégé par un droit d’auteur dérogatoire de droit commun et spécifique aux créations logicielles. Mais là n’est sans doute pas l’essentiel ; il importe de s’arrêter davantage sur une autre distinction : d’une part la création produite par l’intelligence artificielle, et d’autre part les créations sur la base desquelles cette intelligence artificielle aura pu être entraînée et nourrie lors de son processus d’apprentissage. Un tel processus peut être considéré comme un acte d’exploitation d’œuvres originales, nécessitant par principe le consentement de leur auteur. Cependant, par pragmatisme et réalisme numérique, une exception de fouilles de données a été posée par une directive européenne de 2019 (v. art. 3 et s. de la directive 2019/790 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2019), permettant de s’émanciper de l’autorisation des auteurs des œuvres originales fouillées. Au titre des exceptions au monopole d’exploitation qui appartient à l’auteur, figurent en effet dorénavant, à l’art. L. 122-5, 10° du Code de la propriété intellectuelle, « Les copies ou reproductions numériques d'une œuvre en vue de la fouille de textes et de données », activité sans doute plus connue sous le nom de « Text and data mining » (DTM). Cette exception est précisément décrite à l’art. L. 122-5-3 du Code de la propriété intellectuelle. On y apprend que la fouille de données doit s’entendre de « la mise en œuvre d’une technique d’analyse automatisée de textes et données sous forme numérique afin d’en dégager des informations, notamment des constantes, des tendances et des corrélations ». Quant à son champ d’application, il est double. D’une part, l’exception est d’ordre publique « aux seules fins de la recherche scientifique par les organismes de recherche, les bibliothèques accessibles au public, les musées, les services d’archives ou les institutions dépositaires du patrimoine cinématographique, audiovisuel ou sonore, ou pour leur compte et à leur demande par d’autres personnes, y compris dans le cadre d’un partenariat sans but lucratif avec des acteurs privés ». D’autre part, en dehors d’un contexte de recherche scientifique, s’agissant par exemple d’applications commerciales grand public, à l’image de Midjourney, le III de l’art. L. 125-5-3 du Code de la propriété intellectuelle énonce : « - des copies ou reproductions numériques d’œuvres auxquelles il a été accédé de manière licite peuvent être réalisées en vue de fouilles de textes et de données menées à bien par toute personne, quelle que soit la finalité de la fouille, sauf si l’auteur s’y est opposé de manière appropriée, notamment par des procédés lisibles par machine pour les contenus mis à la disposition du public en ligne ». L’intelligence artificielle ne peut donc pas, dans ce second cas, être nourrie d’œuvres accessibles en ligne si leurs auteurs s’y sont opposés ; reste à savoir quelle sera cette manière « appropriée » de manifester ladite opposition, surtout s’agissant d’auteurs n’ayant pas la compétence, les moyens ou même la volonté d’affecter à leur œuvre une balise numérique d’opposition à la fouille…

Si en amont, le statut des œuvres nourricières a été éclairé par la directive de 2019, en aval, le statut des œuvres issues de l’intelligence artificielle reste source de débats. Partons toutefois d’une certitude en l’état du droit actuel, s’agissant des éventuels titulaires des droits d’auteurs : il ne peut s’agir que d’une personne physique ou morale, comme une société commerciale par exemple. Une intelligence artificielle ne saurait être titulaire, ès qualité, de droits d’auteurs. Cette observation peut sembler évidente, car si l’on évoque des droits d‘auteur, encore faut-il qu’existe un patrimoine capable de les recueillir, et donc une personne titulaire de ce même patrimoine…. Dans l’affaire « Zarya of the Dawn », cette condition ne posait guère problème, tant il est vrai que l’artiste Kristina Kashtanova, et non Midjourney, avait revendiqué et obtenu dans un premier temps la titularité du copyright.

Mais cette question de la titularité des droits d’auteurs postule que soit tranchée, au préalable, celle de l’existence même d’un auteur. En effet, sans auteur, pas de droits d’auteurs. Au sens de la propriété intellectuelle, l’auteur ne se conçoit que comme une personne physique, à l’exclusion des personnes morales (Cass. 1re civ., 15 janv. 2015, n° 13-23.566 : « une personne morale ne peut avoir la qualité d'auteur »), sans préjudice, répétons-le, de la possibilité qui est la leur d’être titulaires de droits d’auteurs, par acquisition ou dévolution légale. Seul l’être humain peut donc être qualifié d’auteur, dans la mesure où seules sont protégeables les œuvres originales, porteuses de l’empreinte de la personnalité de leur créateur. La personnalité renvoie à une subjectivité, à des choix plus ou moins conscientisés, mais toujours humains, qui prennent corps dans une création accessible à la perception sensorielle. Cette personnalité ne peut être qu’humaine. Pour reprendre les mots du professeur Pollaud-Dulian : « Faute de pouvoir imprimer une personnalité – personnalité qui lui fait par essence défaut – dans une forme qui lui soit propre, de pouvoir faire des choix libres et créatifs, d’avoir une volonté créatrice, l’intelligence artificielle est radicalement inapte à créer ». Le Parlement européen, dans sa résolution du 20 octobre 2020, ne dit pas autre chose : « - les œuvres produites de manière autonome par des agents artificiels et des robots pourraient ne pas bénéficier de la protection par le droit d’auteur, afin de respecter le principe d’originalité, qui est lié à une personne physique, et étant donné que la notion de création intellectuelle porte sur la personnalité de l’auteur » (Parlement européen, Résolution 2020/2015(INI) du 20 octobre 2020 sur les droits de propriété intellectuelle pour le développement des technologies liées à l’intelligence artificielle, n° 15). Et bien entendu, la réflexion vaut quel que soit le mérite de l’œuvre artificiellement créée par une intelligence numérique, tant il est vrai que le droit d’auteur demeure imperméable au critère de la qualité esthétique d’une création. Ainsi, même des créations complexes, voire émouvantes, ne sauraient être protégées par le droit d’auteur si elles étaient créées par une intelligence artificielle. On pensera par exemple au somptueux « Théâtre d’opéra spatial », primé lors d’un concours artistique aux Etats-Unis en août 2022 dans la catégorie « art numérique » (v. image n° 2 ; https://www.lefigaro.fr/culture/une-oeuvre-creee-a-l-aide-d-une-intelligence-artificielle-a-remporte-un-concours-d-art-au-grand-dam-des-artistes-en-competition-20220905), ou à l’œuvre figurative « A Recent Entrance to Paradise », laquelle fut d’ailleurs recalée par le US Copyright Office dans une décision confirmative du 14 février 2022 (v. image n° 3).

Les choses paraissent donc limpides : pas d’auteur humain, pas de droit d’auteur. Toutefois, une telle solution n’a d’évidence que pour les situations évidentes. Et il est loin d’être certain qu’elles le soient toutes… ! En effet, il importe de descendre de manière plus subtile dans les capacités réelles de l’intelligence artificielle. Partons d’un exemple a priori sans ambiguïté, celui de Midjourney ; cette intelligence artificielle crée de manière autonome des œuvres, même si le processus de création répond à des « prompts », c’est-à-dire des directives, des invites textuelles humaines qui, successivement formulées, modèlent les résultats proposés par la machine. Dans la présente affaire, le US Copyright Office ne s’est pas laissé abuser par ce critère des directives humaines ; il énonce en effet de manière tout à fait juste : « Le processus par lequel l’utilisateur de Midjourney obtient une image satisfaisante définitive n’est pas le même que le processus mis en œuvre par un artiste, écrivain ou photographe humain. […] L’invite [i.e. le « prompt »] initiale formulée par l’utilisateur génère quatre images différentes basées sur les données d’entraînement de Midjourney. Alors que des invites supplémentaires appliquées sur une de ces images initiales peuvent influencer les images subséquentes, le processus n’est pas contrôlé par l’utilisateur car il n’est pas possible de prédire à l’avance ce que Midjourney créera » (US Copyright office, february 21, 2023, spéc. p. 8). Pour le dire autrement, en reprenant une sémantique ayant cours en matière de droit d’auteur : la prise de corps ne relève pas de la volonté humaine, laquelle reste au stade d’idées exprimées à la machine - et l’on sait que ces idées sont de libre parcours comme le veut la formule consacrée (Cass. Civ. 1re, 8 nov. 1983, n° 82-13.547 : le droit d’auteur « ne protège pas les idées exprimées, mais seulement la forme originale sous laquelle elles le sont »). A l’inverse, des logiciels graphiques ou d’assistance en matière de création visuelle, comme par exemple le très connu Photoshop, ne sont autre chose que des outils d’assistance à la créativité humaine : la création est celle de l’auteur humain, protégée comme telle par un droit d’auteur. Il ne faut y voir, finalement, que des crayons digitaux ultra évolués permettant à l’esprit humain de réaliser l’œuvre picturale… Et a-t-on seulement pensé un jour dire à un dessinateur que ce n’était pas lui qui avait fait le dessin, mais le crayon ? Quoi qu’il en soit, entre ces deux situations, allant du simple outil numérique à l’autonomie de la machine, il existe sans doute une palette de techniques d’assistance digitale à la création, pour lesquelles il conviendra d’établir, au cas par cas, qui a fait quoi… Il n’est donc pas certain que les droits d’auteur soient systématiquement mis à l’écart, tant il est vrai que « la frontière entre la création assistée et la création générée par une IA est difficile à tracer » (A. Bensamoun et J. Farchy (co-pdtes), Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique, Mission intelligence artificielle et culture, rapport final, 27 janvier 2020, spéc. p. 26).

Pour conclure, il importe de garder à l’esprit que le sujet demeure d’une grande actualité, et que les réflexions dans ce domaine de la propriété intellectuelle confrontée à l’intelligence artificielle épousent le rythme d’innovations numériques qui challengent énormément la matière juridique. Un régime de propriété intellectuelle artificielle reste, si ce n’est à inventer, à tout le moins à ciseler, notamment en regard du droit d’auteur traditionnel. Laissons la parole à l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle, qui semble particulièrement bien poser les enjeux de cette tâche : « Les positions politiques adoptées en ce qui concerne l’attribution du droit d’auteur aux œuvres générées par l’intelligence artificielle iront au cœur même de l’objectif social qui sous-tend l’existence du système du droit d’auteur. Si l’on exclut les œuvres créées par l’intelligence artificielle de la protection par le droit d’auteur, le système du droit d’auteur sera considéré comme un instrument qui encourage et favorise la dignité de la créativité humaine par rapport à la créativité des machines. À l’inverse, si l’on accorde la protection par le droit d’auteur aux œuvres générées par l’intelligence artificielle, le système du droit d’auteur aura tendance à être considéré comme un instrument qui favorise la mise à la disposition des consommateurs du plus grand nombre d’œuvres de création, et qui accorde une valeur égale à la créativité humaine et à celle des machines » (Dialogue de l’OMPI sur la propriété intellectuelle et l’intelligence artificielle, 21 mai 2020, WIPO/IP/AI/2/GE/20/1 REV., pt. 23).

Référence des supports visuels

Image en médaillon : Midjourney - Kristina Kashtanova, "Zarya of the dawn", 2022, p. 13

Images n° 1 : Midjourney - Kristina Kashtanova, "Zarya of the dawn", 2022 (sélection d'images de l'ouvrage ; réalisation à partir de captures d'écran du fichier pdf de l'ouvrage)

Image n° 2 : Midjourney - Jason M. Allen, "Théâtre d'Opéra Spatial", 2022

Image n° 3 : Device for the Autonomous Bootstrapping of Unified Sentience (DABUS) - Steven Thaler, "A recent entrance to Paradise", 2012

Fichiers

Midjourney, Kristina Kashtanova, Zarya of the dawn, 2022, p. 13..jpg
Images n° 1, Zarya of the dawn, 2022 - sélection.pdf
Image n° 2, Théâtre d'Opéra Spatial, 2022.jpg
Image n° 3, A recent entrance to paradise, 2012.jpg

Citer ce document

Jean-Christophe Duhamel, “Intelligence artificielle et droit d'auteur,” Histoire litigieuse et contentieuse de l'image et de la photographie, consulté le 25 mars 2025, http://d-piav.huma-num.fr/items/show/27.

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