La Cour d’appel de Paris, héritière de la philosophie des Monuments Men ?

Auteur du commentaire

Hélène Villain
Docteure en droit
Juriste assistante à la Cour d'appel de Douai
CRDP (Université de Lille)

Date du commentaire

1er septembre 2023

Texte du commentaire

Les Monuments Men étaient des hommes d’art – professeurs, restaurateurs, conservateurs de musées, architectes – missionnés par le Monuments, Fine Arts and Archives Program, piloté par le Civil Affairs and Military Government section of the Allied Armies en 1943, pour retrouver les millions d’œuvres d’art volées par les nazis aux musées nationaux et aux particuliers, notamment aux collectionneurs juifs, afin de les rendre à leurs propriétaires légitimes, ou à leurs survivants, si les convois de la mort en avaient décidé autrement du sort de ces derniers. Près de cinq millions d’œuvres d’art en tout genre ont été retrouvées et habillent, aujourd’hui, les murs et niches des plus grands musées du monde, ou des collections particulières. Cependant, bon nombre d’œuvres, si elles n’ont pas été réduites en poussières par les nazis à la fin de la guerre, sont encore « perdues ». Mais parfois, certaines resurgissent du passé et 75 ans après la signature de l’Armistice de mai 1945, l’ombre de l’Histoire nous rattrape et fait renaître de leurs cendres des histoires particulières entrées désormais dans la postérité de la grande.

René Gimpel était un grand marchand d’œuvres d’art et collectionneur parisien d’origine juive, possédant des galeries de peintures à Paris, Londres et New-York. En 1921, lui, son épouse, Florence Duveen, fille d’un marchand d’art londonien, et leurs trois fils emménagèrent au 19, rue Spontini à Paris, à l’hôtel particulier du couturier Jacques Doucet, aux murs duquel la famille avait accroché six tableaux du peintre fauviste André Derain que Gimpel avait acquis les 17 et 18 novembre 1921 lors d’une vente aux enchères de la collection Henri Kahnweiler. Tandis que les nazis prenaient rapidement possession des rues de la Ville Lumière, René Gimpel, qui sera considéré comme « de race juive » par la loi du 3 octobre 1940, se réfugia avec son épouse à Cannes, puis à Monte-Carlo, laissant à sa gouvernante et à son neveu le soin de s’occuper de ses affaires restées à Paris. A la fin de l’année 1941, son appartement situé 6, place du Palais Bourbon fut réquisitionné par les autorités allemandes. En 1942, ce sont ses biens alors stockés au sein des entrepôts de la société de Transport Robinot qui furent saisis. En 1944, la Gestapo s’empara des biens que René Gimpel avait placés dans une chambre forte de l’agence du Crédit commercial de France à Nice. Engagé dans la Résistance, René Gimpel fut arrêté à deux reprises par les nazis avant d’être déporté à Dachau le 15 juillet 1944, puis transféré au camp de concentration de Neuengamme. Le féru d’art s’éteignit le 3 janvier 1945.

On ne peut qu’imaginer ce qu’il advint de ses biens, et en particulier, des œuvres d’art qu’il possédait. Certaines ont peut-être été détruites, d’autres ont certainement voyagé, habillé les murs d’autres personnes, ou changé de cadre… C’était sans compter sur la réapparition de trois d’entre elles sur les murs du Musée d’art moderne de Troyes et du musée Cantini à Marseille : le tableau « Pinède, Cassis » (image en médaillon), à Marseille ; « Paysage à Cassis » (ou « Vue de Cassis ») (image n° 2) et « La Chapelle-sous-Crécy » (image n° 3), à Troyes. Ces mêmes tableaux qui, fut une époque, ont habillé les murs de l’hôtel Doucet en 1921. Les héritiers de René Gimpel, qui souhaitaient récupérer ces œuvres, prirent alors contact avec le Service des Musées de France afin de trouver une solution amiable, en vain.

Après cinq années de pourparlers, ils font assigner, en 2019, le ministre de la Culture, le Musée d’art moderne de Troyes, la ville de Marseille et le musée Cantini devant le tribunal de grande instance de Paris aux fins, notamment, de voir ordonnée, à titre principal, la restitution des trois tableaux revendiqués et, à titre subsidiaire, de constater la nullité des actes de disposition de ces œuvres et ordonner leur restitution. Ils fondent leurs demandes sur l’article 1er de l’ordonnance n° 45-770 du 21 avril 1945 portant deuxième application de l’ordonnance du 12 novembre 1943 sur la nullité des actes de spoliation accomplis par l’ennemi qui dispose que :

« Les personnes physiques ou morales ou leurs ayants cause dont les biens, droits ou intérêts ont été l’objet, même avec leur concours matériel, d’actes de disposition accomplis en conséquence de mesures de séquestre, d’administration provisoire, de gestion, de liquidation, de confiscation ou de toutes autres mesures exorbitantes du droit commun en vigueur au 16 juin 1940 et accomplis, soit en vertu des prétendus lois, décrets et arrêtés, règlements ou décisions de l’autorité de fait se disant gouvernement de l’Etat français, soit par l’ennemi, sur son ordre ou sous son inspiration, pourront, sur le fondement, tant de l’ordonnance du 12 novembre 1943 relative à la nullité des actes de spoliation accomplis par l’ennemi ou sous son contrôle, que de l’ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental, en faire constater la nullité.
Cette nullité est de droit ».

Le juge de première instance relève deux conditions à l’application de cette disposition : la qualité de propriétaire des œuvres spoliées doit être établie et il faut justifier l’existence d’un acte de disposition – contrat de vente ou acte juridique emportant transfert de propriété – postérieur au 16 juin 1940, c’est-à-dire conclu à la suite de l’instauration du régime de Vichy. Or, il rencontre, au cas d’espèce, beaucoup de difficultés dans l’articulation de ces deux conditions. Il constate, tout d’abord, des incohérences qui rendent difficile l’identification certaine des tableaux litigieux. Changement de dénomination, numéros d’inventaire différents, écarts de mesures des dimensions, signature du peintre normalement absente : autant d’éléments qui sèment le doute dans l’esprit du juge que même les photographies, livre de stock tenu par René Gimpel, courriers et lettres de celui-ci versés par les demandeurs peinent à convaincre. Il soulève, ensuite, l’absence d’inventaire précis établi lors des réquisitions effectuées par les nazis et indique, au vu des pièces figurant au dossier, qu’aucun acte de vente ou acte juridique quelconque suffisant ne permet de démontrer la spoliation, si bien que n’est pas applicable l’article 11 de l’ordonnance de 1945, lequel dispose :

« Seront présumés avoir été passés sous l’empire de la violence les contrats et actes juridiques portant sur des immeubles, des meubles, à l’exclusion des meubles consomptibles, des droits immobiliers et mobiliers et notamment des fonds de commerce, le droit d’exercer une profession...
Cependant, si l’acquéreur ou détenteur rapporte la preuve que son acquisition a été faite au juste prix, la preuve de la violence incombera au propriétaire dépossédé.
L’exception d’acquisition au juste prix devra être soulevée in limine litis et au plus tard dans le mois de l’assignation à peine de forclusion.
Il sera fait état de la partie du prix de vente dissimulée dans les ventes dont l’annulation est demandée en vertu de la présente ordonnance, sans qu’il résulte de cette dissimulation aucune sanction civile, pénale ou fiscale, et la partie du prix ainsi dissimulée sera prise en considération pour la détermination du juste prix.
La preuve de la dissimulation pourra être faite par tous moyens ».

Ainsi, le juge de première instance retient que « la preuve de l’acte de spoliation ne peut être établi de façon certaine pour les trois œuvres litigieuses ». Difficile de rapporter la preuve « d’une vente qui s’est faite sous le manteau », rapportera la petite-fille de René Gimpel au micro de Radio-France à l’issue de l’audience. Et pourtant, si la charge de la preuve est, en pratique, partagée réciproquement entre les parties, tel un jeu de renvoi de balle, reste qu’elle incombe, avant tout, au demandeur : « S’il est établi que les autorités allemandes ont confisqué deux caisses contenant pour l’une 4 et pour l’autre 23 tableaux, confiées à l’entreprise Robinot pour transport en 1942 » écrit le juge de première instance dans son jugement rendu le 29 août 2019, « rien ne permet d’affirmer que les tableaux litigieux se trouvaient dans ces caisses, en l’absence d’inventaire de leur contenu ». « Dans ces conditions », statut le tribunal de grande instance de Paris, « les incertitudes persistantes quant à l’identification des tableaux ne permettent pas d’appliquer le texte invoqué par les demandeurs, tant en son article 1er qu’en son article 11, dont la vocation est de restituer à leur légitime propriétaire les biens ayant fait l’objet de spoliation dans des conditions de sécurité juridique qui ne peuvent être considérées comme remplies en l’état ». Après tout, il existe un risque potentiel d’éviction d’un propriétaire de bonne foi…

Qu’à cela ne tienne, les héritiers de René Gimpel, sûrs de leur bon droit et forts de nouvelles pièces, interjettent appel de cette décision en faisant essentiellement valoir que le juge de première instance n’avait pas suffisamment « tenu compte du contexte historique [René Gimpel figurait sur la liste des marchands et collectionneurs établie par les nazis], des circonstances et difficultés dans l’administration de la preuve inhérente au contexte mais aussi du temps écoulé depuis les faits », et qu’il aurait dû s’appuyer sur un faisceau d’indices concordants constitués de preuves écrites matérialisées dans des documents de l’époque. De l’autre côté de la barre, l’agent judiciaire de l’Etat, la ville de Marseille et le musée Cantini plaident l’absence de présomption de spoliation posée par l’ordonnance de 1945 et rappellent au bon souvenir de la Cour d’appel de Paris les difficultés d’identification des tableaux litigieux soulevées en première instance, et le défaut de preuve du dessaisissement.

La balle est désormais dans le camp des conseillers de la Cour d’appel qui vont se montrer moins « timides » que leurs collègues de première instance et forger, à l’aide des pièces versées aux débats, leur « intime conviction ». La Cour d’appel commence par rappeler que René Gimpel était de confession juive si bien, qu’au regard de la loi du 3 octobre 1940 sur le statut des juifs, il a été soumis à l’ensemble des mesures exorbitantes de droit commun édictées à partir de 1940. Plus qu’une présomption, cette réalité est un élément de fait inhérent aux débats, insusceptible de discussion car il est une donnée de l’Histoire ; une « force majeure » irréfutable, pour reprendre la propre expression de la Cour d’appel.

Après avoir énuméré les conséquences de ces mesures exorbitantes, la Cour d’appel affirme « qu’eu égard à ces conditions dans lesquelles René Gimpel a été contraint de se séparer des œuvres revendiquées, toutes les ventes auxquelles il a procédé pendant l’Occupation doivent être analysées comme des ventes forcées au regard des dispositions de l’article 1er de l’ordonnance du 21 avril 1945 ». Si on peut avoir l’impression que la Cour d’appel opère ici une interprétation supralegem de ladite disposition, il semblerait, en réalité, qu’elle articule celle-ci avec l’article 11 de ladite ordonnance qui pose une présomption de vente viciée en raison d’un consentement donné sous la contrainte, donc forcé.

Elle poursuit son raisonnement en rappelant que, certes, il appartient aux demandeurs, appelants en la cause, d’apporter la preuve des faits qu’ils allèguent comme l’impose l’article 9 du code de procédure civile, qui se lit comme suit :

« Il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention ».

Cependant, elle nuance cette règle en soutenant « [qu’] il convient de ne pas exiger une preuve impossible à rapporter, dès lors que les circonstances rappelées rendaient impossible d’exiger un écrit en bonne et due forme pour formaliser la vente d’un tableau ». En effet, il y avait peu de chance de retrouver un écrit, encore moins un contrat signé par le propriétaire qui, de surcroît, avait fui son domicile. Face à ces circonstances très particulières, et alors qu’il appartient normalement aux parties d’éclairer le juge, les magistrats vont se fonder, « pour rapporter la preuve, de la propriété des tableaux litigieux et leur dépossession, sur des éléments précis, graves et concordants ». Sans le viser explicitement, la Cour d’appel de Paris renvoie aux dispositions de l’article 1382, anciennement 1353, du Code civil qui précise :

« Les présomptions qui ne sont pas établies par la loi, sont laissées à l’appréciation du juge, qui ne doit les admettre que si elles sont graves, précises et concordantes, et dans les cas seulement où la loi admet la preuve par tout moyen ».

La présomption judiciaire, dite aussi « du fait de l’homme », permet au juge civil de « construire peu à peu sa conviction à l’aide d’indices qui vont lui permettre de préserver la réalité de tel ou tel fait important pour la solution du litige » (F. Ferrand, « Preuve », Répertoire de procédure civile, Dalloz, n°s 742-743, 2013). D’un élément connu, il va tirer un fait inconnu et cette appréciation de la portée exacte des indices, « le degré de certitude du raisonnement constitutif de la présomption, relève de la souveraineté des juges du fond » (D. Guével, Fasc. 156 : Preuve des obligations – modes de preuve – preuve par présomption judiciaire, n° 28, 2018). C’est ainsi que, minutieusement, pour chacun des trois tableaux, en passant au peigne fin chaque pièce du dossier, la Cour d’appel de Paris va relever tous les indices matériels qui vont lui permettre, finalement, de démontrer et la qualité de propriétaire de René Gimpel, et la spoliation des œuvres litigieuses. En outre, il est particulièrement intéressant de préciser que, selon une jurisprudence constante, les juges du fond qui font état d’un ensemble de présomptions qu’ils énumèrent et apprécient souverainement ne sont pas tenus de rappeler, dans leur décision, l’exigence légale de présomptions « graves, précises et concordantes » (Cass. civ. 3ème, 18 avr. 1972, n° 71-10.237). Or, comme pour donner plus de poids à sa motivation, asseoir son argumentation ou dissuader d’un éventuel pourvoi en cassation (qui n’aura pas lieu, et qui aurait certainement été peu opportun ; v. en ce sens, Cass. civ. 1ère, 1er juill. 2020, n° 18-25.695), la Cour d’appel de Paris reprend quatre fois la formulation de l’article 1382 du Code civil, une fois en préambule, les trois autres fois dans le traitement des trois tableaux litigieux.

Reste une question en suspens et qui mérite d’être posée : sans les nouveaux éléments de preuve versés aux débats par les appelants, et notamment le rapport scientifique établi par deux chercheuses, Mmes Dumas et Vernerey-Laplace, la Cour d’appel aurait-elle confirmé le jugement de première instance ? Probablement pas car il paraît, à la lecture de l’arrêt, que les conseillers ont été convaincus par les photographies figurant au dossier, ainsi que le livre de stock et les différents courriers rédigés par René Gimpel attestant que ce dernier avait réalisé des actes de disposition au même titre qu’un propriétaire l’aurait fait. Partant, les conseillers, tout en les reconnaissant, balayent d’un revers de manche les difficultés liées à l’identification soulevées en première instance, estimant que les deux centimètres de différence dans la longueur des toiles, ou les changements de dénomination, qui plus est, courants lorsque le peintre ne nomme pas sa toile, sont inopérants. Ainsi, la Cour d’appel, en faisant le choix d’alléger le fardeau de la preuve des appelants, condamne l’Etat français et la ville de Marseille à restituer à ces derniers ce qui leur revient de droit, c’est-à-dire l’héritage de leur grand-père.

On pourrait opposer à cet arrêt du 30 septembre 2020 le fait, qu’ultimement, il ne permet pas au plus grand nombre de profiter des œuvres d’André Derain et que, par conséquent, en suppléant à une faiblesse de la preuve apportée par les demandeurs, il restreint l’accès à la culture et dépouille les musées de leurs œuvres. Après tout, l’art appartient à tous. Sauf que les œuvres spoliées durant la Seconde guerre mondiale posent une problématique unique. En effet, un décret n° 49-1244 du 30 septembre 1949 a placé les œuvres spoliées et non remises à leurs propriétaires sous la garde des musées nationaux. En d’autres termes, un peu plus de 2 100 œuvres n’appartiennent pas à l’Etat qui n’en est que le gardien, le dépositaire, en attendant que ces œuvres retrouvent leur foyer.

Mais qu’en est-il du principe d’inaliénabilité des œuvres abritées dans les musées ? Pourrait-on encore l’opposer. Là encore, ce principe n’ayant pas valeur constitutionnelle, il est loisible au législateur d’y déroger par une loi et d’opérer ce que l’on appelle un « déclassement législatif » (P. Noual, « Restitutions des biens spoliés par les nazis : vers un “bien agir patrimonial” ? », JCP A, nov. 2021, n° 47, act. 692). « Si cette désinaliénabilité demeurait jusqu’à présent une terra incognita en matière de spoliations nazies », elle risque très certainement de se faire rapidement une place au sein du système de restitution des œuvres d’art volées. Cette position, qui participe de la politique du « bien agir patrimonial », dans laquelle semble s’inscrire les conseillers de la Cour d’appel de Paris qui ont fait le choix de dépasser une carence de preuve pour atteindre un objectif hautement important d’un point de vue politique et historique, permet finalement quelque chose qui paraît simple mais qui est pourtant essentiel pour les descendants des victimes de la Shoah : se réapproprier les derniers biens de leurs aïeuls, ce qui reste d’eux, et leur rendre le droit d’en disposer pleinement, ainsi que la liberté de décider de ce qu’ils voudront en faire, comme de véritables propriétaires.

Référence des supports visuels

Image en médaillon : Pinède, Cassis, par André Derain (1880-1954), huile sur toile, 54x65 cm., 1907, restituée aux ayants droit de René Gimpel

Image n° 2 : Paysage à Cassis (ou Vue de Cassis ), par André Derain (1880-1954), huile sur toile, 54x64 cm., 1907, restituée aux ayants droit de René Gimpel

Image n° 3 : La Chapelle-sous-Crécy, par André Derain (1880-1954), huile sur toile, 38x55 cm., vers 1910, restituée aux ayants droit de René Gimpel

Fichiers

Pinède, Cassis.jpg
N° 2 - Paysage à Cassis ou Vue de Cassis.jpg
N° 3 - La Chapelle-sous-Crécy.jpg

Citer ce document

Hélène Villain, “La Cour d’appel de Paris, héritière de la philosophie des Monuments Men ?,” Histoire litigieuse et contentieuse de l'image et de la photographie, consulté le 10 décembre 2024, http://d-piav.huma-num.fr/items/show/28.

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