Le drone, ce drôle d’oiseau

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Antoine Oumedjkane
Maître de conférences en droit public
CRDP - l'ERDP (Université de Lille)

Date du commentaire

1er mars 2024

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Il faudra sans doute s’habituer à la présence de plus en plus fréquente de drones estampillés Police ou Gendarmerie nationale. De récentes évolutions législatives sont en effet venues légaliser le recours à ces outils que le droit qualifie désormais de « dispositifs aéroportés de captation d’images » (art. L. 242-1 du Code de la sécurité intérieure) ou encore de « caméras installées sur des aéronefs » (intitulé du chapitre II intégré au titre IV du livre II du même Code).

Tout n’était pourtant pas aussi simple, tant l’utilisation de drones par les forces de l’ordre à des fins de sécurité publique sans cadre légal, risquait d’entraîner des atteintes intenses aux droits fondamentaux des citoyens. A fortiori, dans le cas des drones, l’attitude du ministère de l’Intérieur et des Préfectures a été pour le moins discutable.

L’emploi de drones par les forces de l’ordre n’est pas nouveau. La gendarmerie en exploite depuis 2005 et la police nationale a adopté une doctrine d’emploi en 2018. Mais la première utilisation massive et remarquée des drones à des fins de surveillance de l’espace public remonte à la pandémie de Covid-19. Sous état d’urgence sanitaire à partir de mars 2020, des drones équipés de caméras et de haut-parleurs ont servi à contrôler le respect des restrictions dans de nombreuses villes de France (v. les trois photos jointes). Ces actions étaient parfois menées à titre purement préventif, comme ce fut le cas à Lille, mais aussi afin de dresser des verbalisations, comme ce fut le cas à Muret, près de Toulouse. C’est d’ailleurs l’utilisation de drones dans ce cadre par la Préfecture de police de Paris qui a donné lieu au premier recours sur la question de leur légalité. En mai 2020, un référé-liberté a été déposé devant la justice administrative à l’initiative de l’association La Quadrature du Net afin d’enjoindre à la Préfecture de police de Paris de cesser l’atteinte aux libertés fondamentales qui découlait de l’utilisation de ces drones.

Y a-t-il un traitement de données personnelles dans le drone ?

Cette première affaire s’est centrée sur la question suivante, l’utilisation de drones constitue-t-elle un traitement de données personnelles ? Alors qu’elle peut paraître anodine pour le novice, la réponse conditionne l’issue du litige puisque la qualification de traitement de données personnelles permet d’y appliquer un ensemble de garanties en termes de droits fondamentaux. Si le grand public connaît, au moins de nom, le fameux Règlement général à la protection des données (ou RGPD), ce n’est pas de ce texte européen dont il est question, mais de son cousin adopté le même jour, la directive Police-Justice. Ses règles, transposées dans la loi informatique et libertés en 2018 (Loi n° 2018-493 du 20 juin 2018 relative à la protection des données personnelles), encadrent les traitements de données personnelles « mis en œuvre pour le compte de l’État » (art. 89 de la loi informatique et libertés), « à des fins de prévention et de détection des infractions pénales, d’enquêtes et de poursuites en la matière » (art. 87 de la même loi), en prévoyant notamment qu’ils doivent être autorisés par un texte juridique de nature législative ou réglementaire et accompagnés de garanties appropriées pour protéger les droits et libertés en jeu.

Dans le cas qui nous intéresse, la Préfecture de police de Paris, épaulée par le ministère de l’Intérieur, avait donc tout à gagner à considérer que les drones ne constituaient pas un tel traitement. Cela permettait de justifier l’absence de texte et évitait, dans le même temps, que la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) ne rende un avis sur ce dernier. Si la présence d’un traitement ne faisait pas de doute, puisque ces images étaient utilisées pour maintenir l’ordre public, notamment dans sa composante sanitaire, c’est le caractère personnel des données qui était contesté. Une donnée est considérée comme personnelle lorsqu’elle est susceptible de permettre l’identification d’une personne physique. Or, le ministère et la Préfecture de police de Paris défendaient que les conditions d’utilisation des drones telles que fixées par une fiche technique édictée par ses soins, qui prévoyait notamment une certaine hauteur de vol et une utilisation limitée de la fonction zoom, pouvaient suffire à considérer que les données collectées n’étaient pas personnelles. Ce raisonnement n’a pas convaincu le Conseil d’État qui a été saisi par la Quadrature du Net après le rejet de sa requête devant le Tribunal administratif de Paris. La Haute-Juridiction a ainsi considéré que le simple fait que ces drones puissent techniquement voler à une plus basse altitude et utiliser un zoom plus puissant que celui préconisé par la fiche, suffisait à les rendre susceptibles de collecter des données personnelles (CE, ord., 18 mai 2020, La Quadrature du Net, n° 440442). Un texte était donc nécessaire pour poursuivre l’utilisation des drones.

Les pouvoirs publics sont rapidement revenus à la charge, et pour cause, l’utilisation de drone n’a jamais cessé malgré les décisions successivement défavorables. Dans une nouvelle affaire de décembre 2020, cette fois-ci introduite par la voie du référé-suspension, l’association La Quadrature du Net demandait à nouveau au Conseil d’État de clouer les drones au sol. La Préfecture de Police a tenté cette fois-ci de faire valoir qu’elle avait ajouté un logiciel de floutage automatique, rendant impossible l’identification des personnes. Cette nouvelle fonctionnalité n’a pas été jugée suffisante, le Conseil d’État relevant que le floutage n’avait lieu que lors de la transmission des images au centre de commandement, l’opérateur de drone ayant, pour sa part, une image non floutée qui était donc susceptible de conduire à l’identification des personnes filmées (CE, 22 décembre 2020, La Quadrature du Net, n° 446155).

À ce second revers en 6 mois s’est ajoutée une enquête de la CNIL qui a été lancée au lendemain de la première affaire et qui a conduit, en janvier 2021, à ce que le ministère de l’Intérieur se voit infliger un rappel à l’ordre et une injonction de cesser l’utilisation de drones (CNIL, Délibération n° SAN-2021-003 du 12 janvier 2021 concernant le ministère de l’Intérieur). Or, à ce moment, le ministère avait déjà abandonné l’idée de ne pas recourir à un texte d’autorisation. Une position d’autant plus compréhensible que les ordonnances rendues par le Conseil d’État soulignaient le caractère légitime de l’emploi des drones. C’est bien l’absence de limites à leur utilisation par le droit qui posait problème.

Un parcours législatif tortueux

Le ministère de l’Intérieur a ainsi profité du dépôt de la proposition de loi sécurité globale par les députés de la majorité présidentielle en octobre 2020 pour intégrer un article 22 autorisant et réglementant l’utilisation des drones à des fins de sécurité publique. Cette disposition prévoyait que les Préfectures étaient chargées d’autoriser leur déploiement. Surtout, elle précisait un ensemble de garanties censées protéger effectivement le droit à la vie privée, notamment en aménageant un droit à information et en interdisant la capture d’image du domicile des personnes. Adopté en mai 2021, le texte a cependant fait l’objet d’une saisine du Conseil constitutionnel par les parlementaires d’opposition. Et ce fut un nouvel échec pour le Gouvernement, puisque l’ensemble du régime autorisant les drones a été censuré.

Là encore, le nœud du problème ne se situe pas sur le principe même de l’utilisation des drones pour les missions de maintien de l’ordre puisque le Conseil constitutionnel affirme que la disposition concourt à l’objectif de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l’ordre public. Néanmoins, les garanties offertes par le législateur sont jugées insuffisantes. Le Conseil constitutionnel reproche d’une part à la loi de ne pas prévoir de durée maximale pour laquelle le Préfet autorise le déploiement de drones et, d’autre part, de ne pas renvoyer au pouvoir réglementaire, le soin de déterminer une limite de drones pouvant être simultanément utilisés. En somme, l’inconstitutionnalité est fondée sur le fait que le législateur n’empêche pas un déploiement massif des drones, laissant théoriquement la possibilité de porter trop fortement atteinte aux droits et aux libertés fondamentales (Conseil Constitutionnel, Décision n° 2021-817 DC du 20 mai 2021, Loi pour une sécurité globale préservant les libertés, cons. 129 à 141).

La décision du Conseil constitutionnel n’a constitué qu’un obstacle très temporaire pour le Gouvernement pour la simple et bonne raison que le juge lui indique très clairement quelles mesures doivent être présentes dans la loi pour que sa constitutionnalité soit reconnue. Moins de deux mois après, en juillet 2021, une version révisée des dispositions censurées était intégrée au projet de loi relatif à la responsabilité pénale et sécurité intérieure. Le texte apporte des précisions bienvenues sur le contenu de l’autorisation préfectorale, laquelle doit notamment préciser un périmètre géographique de déploiement et des horaires d’utilisation. Quant aux exigences du Conseil constitutionnel, elles sont parfaitement prises en compte. La loi prévoit que l’autorisation préfectorale ne peut excéder trois mois et elle renvoie bien au ministre de l’Intérieur, le soin de déterminer par arrêté le nombre de drones pouvant être simultanément utilisés sur le territoire. Adoptée en janvier 2022, cette loi a également été soumise au contrôle du Conseil constitutionnel qui, sans surprise, a validé le dispositif (Conseil Constitutionnel, Décision n° 2021-834 DC du 20 janvier 2022, Loi relative à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure, cons. 16 à 33). Cette décision marque donc la fin d’une véritable saga qui a impliqué la société civile, le juge administratif, le juge constitutionnel et le Parlement. Le régime des drones peut ainsi se retrouver aujourd’hui, aux articles L. 242-1 à L. 242-8 du Code de la sécurité intérieure. Il a surtout été complété par un décret du 19 avril 2023 et d’un arrêté du même jour pris par le ministre de l’Intérieur qui fixe entre 40 et 100 le nombre de drones pouvant être utilisés simultanément selon les départements.

Le temps du contrôle par le juge administratif

Le vote et la validation de la loi par le Conseil constitutionnel n’a pas pour autant été synonyme de tranquillité retrouvée. Les associations, dont l’Association de défense des libertés constitutionnelles, notablement créée et soutenue par des universitaires, contestaient depuis le départ une inconstitutionnalité de principe, soulignant le risque global que faisait peser sur les libertés publiques l’utilisation de ces solutions technologiques de surveillance. Après le vote, elles se sont montrées déterminées à utiliser le principal moyen à leur disposition, à savoir de saisir la justice administrative en urgence pour contester la légalité des décisions préfectorales autorisant le déploiement des drones.

Plus précisément, les recours des associations ont la plupart du temps deux buts. En premier lieu elles tentent de faire valoir que l’utilisation des drones ne poursuit aucune des finalités pour lesquelles ils peuvent être autorisés au sens de l’article L. 242-5 du Code de la sécurité intérieure (« 1° La prévention des atteintes à la sécurité des personnes et des biens dans des lieux particulièrement exposés, […] ainsi que la protection des bâtiments et installations publics […]; 2° La sécurité des rassemblements de personnes sur la voie publique ou dans des lieux ouverts au public […] ; 3° La prévention d’actes de terrorisme ; 4° La régulation des flux de transport, aux seules fins du maintien de l’ordre et de la sécurité publics ; 5° La surveillance des frontières […] ; 6° Le secours aux personnes ») . En second lieu, et bien souvent avec plus de succès, elles contestent la proportionnalité des conditions d’autorisations données par le Préfet, par exemple si le périmètre ou les horaires sont trop élargies. Plus largement, elles peuvent se reposer sur une réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel qui exige que le Préfet doit s’assurer que les forces de l’ordre ne disposent pas d’autres moyens moins attentatoires aux libertés pour atteindre les finalités poursuivies.

Et le moins que l’on puisse dire c’est que ces associations ont eu fort à faire tant les préfectures n’ont pas hésité à se saisir de cette nouvelle possibilité. Peu de temps après l’entrée en vigueur du décret d’application, les traditionnelles manifestations du 1er mai ont vu la plupart des cortèges des grandes villes être suivis par les drones des forces de l’ordre. Le symbole de la date, la sacralité de la liberté de manifester et le fait qu’il s’agissait là du premier test grandeur nature ont donné à l’évènement un écho médiatique notable.

Plusieurs tribunaux administratifs ont été saisis de référés-liberté et les ordonnances ont mis en exergue des divergences entre les juges. À Bordeaux, de manière extrêmement surprenante, le recours a été rejeté pour défaut d’urgence alors même que l’audience a eu lieu le jour de la manifestation. Du côté de Paris, la violence des manifestations précédentes concernant la réforme des retraites justifiait leur déploiement. Enfin, Rouen fut la seule petite ombre au tableau pour les forces de l’ordre, le juge ayant décidé de faire parfaitement coïncider le périmètre et les heures de déploiement au circuit et aux horaires de la manifestation.

Des affaires ultérieures ont montré l’importance du contrôle du juge administratif ou plutôt les errements des Préfectures. Certaines autorisations ont été données pour plusieurs mois sans motif autre que celui de prévenir les atteintes à l’ordre public. Pire, lorsque des recours étaient introduits contre ces arrêtés, les Préfectures procédaient à leur abrogation, sachant très bien qu’ils étaient illégaux (v. par ex. M. Bernouin, « Surveillance par drone stoppée, manifestation pro-palestinienne autorisée... Le préfet des Alpes-Maritimes abandonne-t-il son cap sécuritaire ? », France 3 – Provence Alptes Côtes d’Azur, 08 janvier 2024, à 17h26, disponible au lien suivant : https://tinyurl.com/jn5ruud4).

Quoi qu’il en soit aujourd’hui, la plupart des grands événements publics, festivals, compétitions sportives ou manifestations sont surveillées par drones. L’appréciation du juge administratif reste complexe, car elle est éminemment casuistique. On ne peut que se réjouir de l’activisme des associations qui garantissent, autant que faire se peut, que l’utilisation des drones soit réduite à son strict nécessaire. Il ne contient cependant qu’imparfaitement la multiplication des technologies de surveillance, lesquelles suivent quasiment toutes un schéma similaire. Au nom de la nécessité ou de l’innovation, des expérimentations ont lieu en dehors de tout cadre légal et sont stoppées par l’intervention du juge ou de la CNIL. Une loi est ensuite passée pour encadrer leur utilisation, obligeant le juge à trouver le subtil équilibre entre les nécessités publiques et la protection des libertés. Le dernier exemple en date est la vidéosurveillance algorithmique dont plusieurs expérimentations plus ou moins formelles avaient été déclarées illégales (par ex : TA Marseille, 27 février 2020, La Quadrature du Net, n° 1901249). Or, les Jeux olympiques de Paris seront le terrain d’expérimentation – cette fois-ci officielle et légale – de la vidéosurveillance algorithmique (art. 10 de la loi n°2023-380 du 19 mai 2023).

Référence des supports visuels

Images de drone de la Préfecture de police de Paris, 19 mars 2020 (Captures d'écran du 22 mars 2024 à partir du film "Paris confiné vu du ciel - Épisode 1", réalisé par le service de la communication de la Préfecture de police de Paris ; source : https://www.youtube.com/watch?v=6-FVujpjuls)

Fichiers

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Citer ce document

Antoine Oumedjkane, “Le drone, ce drôle d’oiseau,” Histoire litigieuse et contentieuse de l'image et de la photographie, consulté le 10 décembre 2024, http://d-piav.huma-num.fr/items/show/29.

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