De l'oeuvre dans la prise de vue

Auteur du commentaire

Jean-Christophe Duhamel
Ingénieur de recherche
CRDP (Université de Lille)

Date du commentaire

1er juillet 2024

Texte du commentaire

On ne soupçonne pas à quel point la plus anodine des pratiques photographiques peut parfois renfermer des questions juridiques subtiles et complexes. Ainsi en est-il des prises de vue dans un espace public où se situe une œuvre originale protégée par un droit d’auteur. Qui n’a jamais cédé à la tentation de photographier une œuvre d’art exposée publiquement, et bien entendu sans faire aucun cas d’une autorisation de l’artiste ? Ce geste, aussi insignifiant soit-il à l’ère phonéographique, débouche pourtant sur d’importantes questions de propriété intellectuelle. Bien sûr, si ladite photographie reste cantonnée dans l’album de famille, toute contestation de l’auteur ne serait que chicanerie : l’exception de copie privée, comptant parmi les exceptions majeures au droit d’auteur (art. L. 122-5, 2° CPI), fait barrage aux revendications de l’auteur. Mais les difficultés pourront en revanche commencer si la prise de vue de l’œuvre sort du cercle privé pour être diffusée dans le public. Des éditeurs de cartes postales l’ont appris à leurs dépens dans l’affaire dite de la « Place des Terreaux ».

Qui n’est pas lyonnais ignore peut-être que cette célèbre place publique de la « ville des Lumières », où se situe l’Hôtel de ville, renferme une œuvre sculpturale originale sous droit d’auteur. Spontanément, les regards se retourneraient vers la fontaine Bartholdi, faite de pierre et de plomb, que l’on doit au sculpteur éponyme à la fin du 19ème siècle. Raté ! La fontaine, en tant qu’œuvre originale, est libre d’exploitation, les droits patrimoniaux des auteurs s’éteignant par principe, est-il besoin de le rappeler, 70 ans après la mort de l’auteur. Il faut être un bien plus fin observateur, et de surcroît versé dans l’art contemporain, pour déceler l’œuvre originale protégée, qui, ès qualité, se dissimule quasiment à l’œil du public : sol quadrillé, dalles – fontaines affleurantes et autres colonnes et cubes à rayures en granit, le tout issu du réaménagement de la place publique, confié dans les années 90 aux artiste et architecte Daniel Buren et Christian Drevet, accompagnés de l’éclairagiste Laurent Fachard (v. l'image en médaillon).

Lieu historique de la ville de Lyon, la Place des Terreaux devait très logiquement se retrouver sur carte postale. Plusieurs éditeurs furent assignés en contrefaçon par MM. Buren et Drevet, lesquels estimaient que la représentation de ladite place publique réaménagée, sans autorisation ni a fortiori rétribution financière, constituait une violation de leurs droits moraux et patrimoniaux. Déjà, il importe d’évacuer une question sur laquelle ne peut planer aucun doute : les créations architecturales et sculpturales, pour peu qu’elles puissent être considérées comme originales, sont des œuvres de l’esprit protégées par un droit d’auteur, ainsi que l’énonce expressément l’art. L. 112-2, 7° du Code de la propriété intellectuelle. Dès lors, il est de principe que toute représentation au public et/ou reproduction en vue de représentation au public doit être acceptée par l'auteur. Le tribunal de grande instance de Lyon en décida toutefois autrement : de contrefaçon, il ne saurait être question, dès lors qu’ « aucune des cartes postales incriminées ne reproduit isolément l’œuvre des demandeurs, laquelle n’est photographiée que comme accessoire du sujet principal représenté, à savoir la perspective d’ensemble de la place intégrant toujours au moins l’un des monuments historiques qui la compose, ou la photo de l’un de ces bâtiments seulement » (TGI Lyon, 1ère Ch., 4 avril 2001, D. 2002, p. 1417). C’est donc par une application de la théorie de l’accessoire que les juges excluent toute idée de contrefaçon. Ils furent pleinement rejoints dans leur analyse par la Cour d’appel de Lyon : « - échappe au grief de contrefaçon la représentation d’une œuvre située dans un lieu public lorsqu’elle est accessoire au sujet traité ; […] la protection particulière qui est accordée aux auteurs du réaménagement de l’espace place des Terreaux ne doit pas porter atteinte à la jouissance commune » (CA Lyon, 1ère Ch., 20 mars 2003, D. 2003, p. 3037). Sur pourvoi, la Cour de cassation devait donner tout son crédit à l’analyse des juges de fond : « - l’œuvre de MM. Buren et Drevet se fondait dans l’ensemble architectural de la place des Terreaux dont elle constituait un simple élément, la cour d’appel en a exactement déduit qu’une telle présentation de l’œuvre était accessoire au sujet traité, résidant dans la représentation de la place, de sorte qu’elle ne réalisait pas la communication de cette œuvre au public » (Cass. civ., 1ère, 15 mars 2005, Communication Commerce Electronique 2005, n° 5, comm. 78).

La position de la jurisprudence exprimée dans cette affaire n’est, à dire vrai, pas nouvelle. Ainsi, la Cour de cassation avait déjà affirmé le principe selon lequel « la représentation d'une œuvre située dans un lieu public n'est licite que lorsqu'elle est accessoire par rapport au sujet principal représenté ou traité » (Cass. Civ., 1ère, 4 juillet 1995, D. 1996, juris. p. 4), tandis que les juges du fond avaient déjà pu spécifiquement appliquer ce critère à des cartes postales (« Considérant que pour tenter d'écarter l'application de cette règle, les appelantes avancent que La Géode ne constituerait que l'accessoire du panorama présenté sur la carte litigieuse ;  mais considérant que cette assertion ne saurait être retenue dès lors qu'il ressort de l'examen de la carte saisie qu'elle a au contraire pour objet essentiel la représentation de ce monument », in TGI Paris, 23 octobre 1990, JCP 1991.II.21682). Le maniement du critère de l’accessoire n’est pas une tâche trop ardue, même s’il faut admettre que certains supports visuels offriront une zone grise : l’œuvre représentée, accessoire ou principal du support visuel ? Question de point de vue ! Mais c’est après tout l’affaire des juges du fond et de leur interprétation souveraine, tâche dont ils s’acquittent le plus usuellement et naturellement du monde à l’occasion des contentieux les plus variés...

C’est à partir de 2011 que la Cour de cassation a fait émerger un nouveau critère, perturbant, celui du caractère fortuit de la présentation de l’œuvre, ou plutôt, pour demeurer fidèle à l’expression consacrée, de « l’inclusion fortuite d’une œuvre ». L’affaire concernait non pas une prise de vue de l’espace public, mais une production audiovisuelle (le film documentaire « Être et avoir », réalisé par Nicolas Philibert, sorti en 2002), dont certaines scènes balaient une classe d’école où apparaît fugacement sur un mur des planches de dessins originales illustrant une méthode de lecture. L’auteur des desseins assigna en contrefaçon le producteur du film documentaire, mais devait être débouté par la cour d’appel de Paris, elle-même soutenue par la Cour de cassation en 2011 (Cass. civ., 1ère, 12 mai 2011, D. 2011, p. 1875). Les juges de cassation ont estimé que la présentation des planches de dessin apposées sur les murs « était accessoire au sujet traité, […] de sorte qu’elle devait être regardée comme l’inclusion fortuite d’une œuvre, constitutive d’une limitation au monopole de l’auteur ». Cette décision créa une polémique chez les juristes. D’abord, la Cour de cassation admettait explicitement l’existence d’une exception au droit d’auteur constitutive de l’inclusion fortuite d’une œuvre, envisagée par le droit de l’Union européenne (Dir. 2001/29/CE du 22 mai 2001 (DADVSI), art. 5.3, i : « inclusion fortuite d’une œuvre ou d’un autre objet protégé dans un autre produit »), mais que les Etats membres avaient pourtant loisir de ne pas transposer, position qui fut précisément celle de la France en 2006 (Loi n° 2006-961 du 1 août 2006 relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information). En somme, la Cour de cassation a fait en 2011 ce que la loi n'avait pas souhaité faire en 2006 (sur la question, v. C. Castets-Renard, « Être et avoir… et apparaître accessoirement ! Ou comment limiter le monopole de l’auteur », D. 2011, p. 1875). En outre, certains auteurs ont regretté la confusion conceptuelle entre la figuration accessoire et l’inclusion fortuite, ne serait-ce qu’au niveau de la nature respective de ces restrictions au droit d’auteur. L’accessoire doit s’entendre d’une limitation « externe » du droit d’auteur, au sens où celui-ci n’a pas vocation à s’appliquer ; la communication de l’œuvre au public ne se réalisant pas spécifiquement, comme l’énonce la Cour de cassation dans l’affaire dite de la Place des Terreaux, le droit d’auteur n’est pas concerné (« - la théorie de l’accessoire n’est pas une exception au droit d’auteur. Elle participe de la réflexion d’amont conduisant à se demander si l’œuvre est bien représentée en tant qu’œuvre (comme on le fait avec les marques) sans qu’il soit besoin d’interroger, en aval, les exceptions », in J.-M. Bruguière, Propriétés Intellectuelles 2023, n° 89, p. 53, note ss. CA Paris, 5 juillet 2023). L’inclusion fortuite réalise, quant à elle, une communication de l’œuvre au public, et est donc de nature à emporter l’application du droit d’auteur, sauf exception admise par la loi, voire la jurisprudence s’agissant de la France (v. M. Vivant, « Droit d’auteur et théorie de l’accessoire : et si l’accessoire révélait l’essentiel ? », JCP 2011, n° 28, act. 814). De même, figuration accessoire et inclusion fortuite ne s’appairent pas systématiquement (v. M. Vivant, J.-M. Bruguière, Droits d’auteurs et droits voisins, 4ème éd., Dalloz, 2019, n° 609, p. 607) : s’il est raisonnable de présumer le caractère non fortuit de la figuration à titre principal d’une œuvre dans une prise de vue, pour autant, à l’inverse, la figuration accessoire d’une œuvre dans une prise de vue ne préjuge pas de son caractère fortuit… Or, en semblant lier les deux concepts dans sa décision de 2011, est-ce à dire que pour la Cour de cassation, l’œuvre doit non seulement être accessoire dans la prise de vue, mais qu’en outre, sa captation visuelle doit être non intentionnelle, relever du fruit du hasard ? Une autre décision du 12 juillet 2012 semble le confirmer, en ce qu’elle énonce que « la notion "d'inclusion fortuite dans un autre produit" […] doit s'entendre comme une représentation accessoire et involontaire par rapport au sujet traité ou représenté » (Cass. civ., 1ère, 12 juillet 2012, pourvois n° 11-15.165 et n°11-15.188 ; adde, CA Paris, 27 septembre 2023, n° 21/12348, D. IP/IT 2024, p. 218, obs. Ph. Mouron). Faut-il alors considérer qu’est constitutif d’une contrefaçon la captation délibérée, en pleine conscience, d’une œuvre originale, laquelle resterait toutefois seulement accessoire dans un panorama ? Pour le dire autrement : la jurisprudence « Être et avoir » pose-t-elle des exigences qui dépassent et rendent caduque la jurisprudence « Place des Terreaux » ? Pensons par exemple à toutes ces photographies prises et mises en ligne par des touristes depuis la terrasse du château de Versailles durant l’été 2015, offrant une vue panoramique sur les jardins et le Grand Canal, et sur le « Vagin de la Reine » trônant au milieu de la pelouse (pour une présentation de l’exposition d’Anish Kapoor à partir du site de l’Établissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles, v. https://tinyurl.com/4wumpchn). L’inclusion de l’œuvre peut être tout à fait volontaire, à tout le moins consciente et assumée, tandis que sa figuration peut demeurer accessoire dans le panorama. A suivre la position actuellement exprimée par la Cour de cassation, l’exception d’inclusion fortuite ne jouerait pas en une telle circonstance ; reste toutefois entière la question de savoir si la théorie de l’accessoire ne pourrait-être à elle seule mobilisée, et justifier ainsi la non-application du droit d’auteur tirée du défaut de représentation de l’œuvre, ès qualité d’œuvre (l’œuvre n’est pas représentée, c’est un panorama contenant une œuvre qui est représentée…) ? En cas de réponse positive, il convient d’admettre que l’utilité même de l’exception jurisprudentielle d’inclusion fortuite serait remise en cause, car le critère de l’intentionnalité deviendrait inopérant dans toutes les hypothèses de figuration accessoire. Quoi qu’il en soit, des incertitudes demeurent donc sur les critères de licéité des prises de vue intégrant des œuvres originales, incertitudes cependant partiellement soldées par l’introduction en droit français, en 2016, d’une exception légale de panorama.

La loi dite « République numérique » a créé en droit français une nouvelle exception au droit d’auteur, l’« exception  de panorama ». Elle figure actuellement à l’art. L. 122-5, 11° du Code de la propriété intellectuelle : « Lorsque l'œuvre a été divulguée, l'auteur ne peut interdire : […] 11° Les reproductions et représentations d'œuvres architecturales et de sculptures, placées en permanence sur la voie publique, réalisées par des personnes physiques, à l'exclusion de tout usage à caractère commercial ». Cet ajout textuel est la conséquence du choix opéré par la France de transposer une exception envisagée par la directive DADVSI, précédemment citée. Il ne s’agit pas en l’occurrence de l’exception d’inclusion fortuite évoquée plus haut, mais bien de l’« exception de panorama » envisagée à l’art. 5.3, h de la directive, qui vise « l’utilisation d’œuvres, telles que des réalisations architecturales ou des sculptures, réalisées pour être placées en permanence dans des lieux publics ». Cette exception de panorama semble mal nommée. Elle doit son nom à la traduction allemande « Panoramafreiheit », littéralement « liberté de panorama » ; elle s’applique tout aussi bien à des œuvres fondues dans un paysage faisant l’objet d’une prise de vue panoramique, qu’à un zoom réalisé sur une œuvre placée dans l’espace public, et donc sujet principal de la captation visuelle. Dans ce second cas, il n’est point question de panorama, à tout le moins si les mots ont un sens… Mal nommée, l’exception est également bien mal transposée en droit interne selon certains auteurs (v. C. Manara, « La nouvelle exception de panorama. Gros plan sur l’article L. 122-5 10° du Code de la propriété intellectuelle », Rev. Lamy Dr. Immatériel, 2016, n° 129 ; adde, « La nouvelle exception de panorama : une vue d’ensemble », Information, données et documents, 2017, vol. 54, p. 25) : le texte communautaire n’est pas limitatif en termes d’œuvres, de par l’emploi de l’adjectif indéfini « telles », alors que le droit français limite son champ d’application aux œuvres architecturales et sculpturales ; l’exception joue, en droit communautaire, quelles que soient les personnes à l’origine de la reproduction ou de la communication de l’œuvre, tandis qu’en France, l’exception n’est acquise qu’au profit des seules personnes physiques ; l’usage de l’œuvre ne peut être de nature commerciale en droit français, alors qu’une telle restriction est absente du droit communautaire. Notons également que l’exception française ne concerne, conformément au droit communautaire cette fois-ci, que les œuvres placées en permanence dans l’espace public, ce qui exclut donc les œuvres sculpturales présentées lors d’expositions temporaires, voire les œuvres éphémères telles les sculptures de sable ou de glace installées en plage ou place publique, ou encore, des pavillons provisoires, voire, hypothèse peut-être plus rare, des bâtiments provisoires… En vrai, l’exception de panorama « à la française » semble à ce point réduite qu’on a douté de sa pertinence, et ce alors même que d’autres exceptions semblent déjà apporter une protection aux « exploitants visuels » de l’espace public (J.-M. Bruguière, « Exploitation des images d’œuvres d’art plastiques et photographiques : les nouvelles dispositions des lois Création et République numérique », Légipresse 2017, p. 19) : exception de copie privée (art. L. 122-5 CPI : « L’auteur ne peut interdire […] 2° Les copies ou reproductions réalisées à partir d'une source licite et strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective »), exception d’information immédiate (art. L. 122-5 CPI : « L’auteur ne peut interdire […] 9° La reproduction ou la représentation, intégrale ou partielle, d'une œuvre d'art graphique, plastique ou architecturale, par voie de presse écrite, audiovisuelle ou en ligne, dans un but exclusif d'information immédiate et en relation directe avec cette dernière, sous réserve d'indiquer clairement le nom de l'auteur »), et aussi (et surtout) le critère de la figuration accessoire de l’œuvre tel que rappelé par l’arrêt « Place des Terreaux » - éventuellement amendé par la décision « Être et avoir » (v. nos propos précédents sur la question). Au final, un auteur a pu évaluer avec lucidité le peu d’utilité de cette exception de panorama : « Concrètement, l’exception s’intéresse au cas du particulier qui met en ligne ses photographies de vacances… Mais était-il vraiment nécessaire d’édicter une exception pour appréhender une telle situation qui n’a jamais suscité aucun contentieux ? En pratique, aucun titulaire de droit ne poursuivra un simple particulier pour avoir posté, à des fins altruistes et désintéressées, un photographe de vacances représentant une œuvre architecturale sur son site internet personnel ! En effet, dans la vraie vie du droit, les actions en contrefaçon visent logiquement davantage les exploitations effectuées à des fins commerciales… Autrement dit, l’exception appréhende une situation qui n’a jamais suscité aucun contentieux, ce qui fait douter de son utilité concrète » (C. Caron, « Exception de panorama : lorsque la montagne accouche d’une souris », JCP G 2016, n° 6, p. 261).

Cette exception de panorama a été récemment mise à l’épreuve judiciaire dans une affaire mettant en prise un parti politique et l’auteur d’une œuvre de Street Art, la « Marianne Asiatique », laquelle avait servi, sans autorisation, de support visuel dans plusieurs vidéos de campagne électorale disponibles en ligne (CA Paris, 5 juillet 2023, n° 21/11317, D. Actualités, 14 septembre 2023, note D. Piatek). Le parti politique, assigné en contrefaçon, se défendit de toute atteinte au droit d’auteur, s’abritant pour se faire derrière l’exception de panorama de l’art. L. 122-5, 11° du Code de la propriété intellectuelle. En vain ! Comme le relève la cour d’appel, aucun des critères de l’exception n’était rempli : la « Marianne Asiatique », en tant qu’œuvre picturale, échappe à l’exception qui ne concerne que les sculptures et architectures ; faite de papier collé sur un mur, la « Marianne Asiatique » est une œuvre provisoire, amenée à sa désagréger avec le temps, et non une œuvre placée en permanence dans l’espace public ; le parti politique en question est une personne morale, ne pouvant donc bénéficier de l’exception de panorama réservée aux seules personnes physiques. Il était donc particulièrement net que l’exception de panorama ne puisse trouver à s’appliquer en l’espèce. Mais l’arrêt a ceci d’intéressant qu’il va au-delà de l’exception légale, en mettant en œuvre le critère jurisprudentiel de l’accessoire et de l’inclusion fortuite (notons que ce moyen n’était pas soulevé par les parties) : « En outre, l’examen des vidéos incriminées auquel s’est livrée la cour a fait apparaître que la fresque […] n’y figure pas de façon accessoire ou fortuite, comme un élément du paysage ou de l’espace public servant de décor au sujet ou à l’événement traité (la manifestation du 18 mars 2017, les messages électoraux diffusés en vue de l’élection présidentielle de 2017 et des élections municipales de 2020), mais qu’elle y a été intégrée délibérément, dans une recherche esthétique qui révèle l’intention du réalisateur d’en faire un élément important du clip et d’exploiter l’œuvre en l’associant au message politique diffusé. Ainsi, dans le clip réalisé pour « Le défilé de la 6ème république », la figure féminine entrant dans la composition de la fresque apparaît d'abord en buste avec son drapeau, dans le prolongement immédiat d’une série d’affiches [électorales] placées à la même hauteur, selon une composition ou une mise en scène manifestement recherchée, puis immédiatement après dans un gros plan du visage, nu puis recouvert de branchages et d’oiseaux ». Bref, la figuration de l’œuvre n’était pas « accessoire ou fortuite » dans les vidéos, mais apparaissait délibérément comme un des éléments figuratifs principaux. On ne peut que s’interroger sur la décision qu’aurait prise la cour d’appel si la figuration avait au contraire été jugée accessoire : les intimés auraient-ils échappé à la condamnation, alors même que l’exception de panorama n’était pas applicable en l’espèce ? Il est vraisemblable que oui, dans la mesure où les deux fondements, figuration accessoire et exception de panorama, sont indépendants l’un de l’autre et « doivent cohabiter » (A. Lucas, « Droits d’auteurs (Droits patrimoniaux – Exceptions au droit exclusifs […] - Etude analytique des exceptions », J.-Cl. Civil Annexes, Fasc. 1249, § 149 in fine).

C’est donc à une analyse multicritère qu’il convient de procéder, de sorte à pouvoir apprécier la licéité d’une prise de vue intégrant une œuvre originale, sans autorisation de l’auteur de cette dernière. Le lecteur des présentes colonnes appréciera le petit exercice pratique que nous lui proposons, à partir de la photographie ci-dessous. Il s’agit d’une vue de la rue Fénelon, jouxtant la Faculté des Sciences Juridiques, Politiques et Sociales de l’Université de Lille. On peut y voir, au second plan, une œuvre picturale de Street Art, réalisée par l’artiste Marko93 et légendée par l’artiste Lady Alezia, dans le cadre de la biennale internationale d’art mural (Biam) 2021 (pour plus d’informations, v. https://culture.univ-lille.fr/blog/articles/details/news/fresque-murale-marko93/). En prenant ladite photographie sans autorisation des artistes, photographie dont nous assumons au demeurant pleinement la confondante banalité et l’absence d’originalité, l’auteur des présentes lignes s’est-il rendu coupable d’un acte de contrefaçon ? Ni l’exception de copie privée, ni celle d’information immédiate, ne sont applicables en l’espèce. L’exception de panorama n’est pas davantage mobilisable : l’œuvre est picturale, non sculpturale ou architecturale. Elle semble toutefois objectivement accessoire dans cette prise de vue de l’espace public, n’étant qu’un élément d’un ensemble plus vaste qu’est la perspective ouverte sur la rue Fénelon. Aussi, nous pensons pouvoir « sauver » notre initiative grâce à la théorie de l’accessoire, si tant est que ladite théorie demeure autonome et suffisante pour exonérer de tout acte délictueux ; à défaut, l’inclusion doit être fortuite, c’est-à-dire certes accessoire selon la jurisprudence, mais aussi et surtout involontaire… Considérant le caractère délibéré de la figuration de cette œuvre sur la prise de vue, nous sommes subitement effondré de nous savoir potentiellement malfaisant.

Référence des supports visuels

En médaillon : la Place des Terreaux, à Lyon, vue de l'Hôtel de ville (LyonMag.com, éd. 1er juillet 2015).

La rue Fénelon, à Lille, jouxtant la Faculté des Sciences Juridiques, Politiques et Sociales de l'Université de Lille (photographie par Jean-Christophe Duhamel, le 2 juillet 2024).

Fichiers

Place des Terreaux à Lyon.jpg
Lille, rue Fénelon.jpg

Citer ce document

Jean-Christophe Duhamel, “De l'oeuvre dans la prise de vue,” Histoire litigieuse et contentieuse de l'image et de la photographie, consulté le 10 décembre 2024, http://d-piav.huma-num.fr/items/show/30.

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