Ceci n’est pas une pipe !

Auteur du commentaire

Michel Dupuis
Professeur de droit privé
CRDP – l’ERADP (Université de Lille)

Date du commentaire

1er septembre 2018

Texte du commentaire

N’en déplaise au peintre René Magritte, apôtre du surréalisme, ceci n’est vraiment pas une pipe… mais un moulin à vent !

En 2009, la Cinémathèque française organise une exposition consacrée au réalisateur Jacques Tati et une affiche informant de l’évènement est alors placardée dans tout Paris où l’on reconnaît le célèbre Monsieur Hulot sur son vélomoteur, avec son imperméable, son chapeau, sa pipe et son neveu accroché au porte-bagage. Image célèbre tirée du film de 1958, « Mon oncle ».

La régie publicitaire de la RATP, Métrobus, refuse de diffuser telle quelle l’affiche dans le métro car Monsieur Hulot y apparaît avec sa cultissime pipe au bec ; cet affichage est, argumente-t-on, incompatible avec les prescriptions de la loi Evin (loi n°91-32 du 10 janvier 1991 relative à la lutte contre le tabagisme et l'alcoolisme) qui fait interdiction de promouvoir toute publicité directe ou indirecte pour l’alcool ou le tabac. Devant ce refus, la Cinémathèque a décidé de fournir à la RATP des affiches où est ajouté un grossier moulin à vent jaune en lieu et place de l’infâme ustensile tabagique : « un ajout ridicule pour une censure ridicule » a-t-on alors regretté à la Cinémathèque.

La réaction dans les médias face à cette censure trop zélée fut importante, vive et unanime. Claude Evin, père de la loi anti-tabac, condamna sans ambiguïté cette posture, en soulignant que cette représentation n’entrait pas dans le cadre d’une propagande ou d’une publicité directe ou indirecte pour le tabac, mais relevait d’un patrimoine culturel s’inscrivant dans notre culture cinématographique ; il a même craint que cette « polémique » puisse avoir pour effet pervers d’affaiblir « le message de la lutte contre le tabagisme ». Constat similaire pour Roselyne Bachelot, alors ministre de la Santé, qui considéra « qu’on frôle le ridicule avec cette histoire ».

Nombre de photographies ont déjà été expurgées de toute référence au vice tabagique sous l’autorité prêtée à la loi Evin : Malraux a perdu sa clope lorsque la Poste lui a consacré un timbre, Sartre a été privé de son mégot par la BNF sur les affiches de l’exposition lui étant consacrée, l’image de Sagan fumant dans son lit, interprétée dans un film par Sylvie Testut, a été interdite dans le métro par – encore elle ! – Métrobus, la régie de la RATP… Même Morris a renoncé à faire fumer son héros, Lucky Luke. Il n’y a que Popeye qui résiste encore, aspirant goulûment ses épinards à l’aide de sa bouffarde !

Au delà de la question relative à l’application ou non de la loi Evin, l’affaire de la pipe de Monsieur Hulot pose cependant une autre interrogation juridique qui ne semble pas avoir été évoquée par les commentateurs d’alors : peut-on impunément modifier un personnage en l’amputant de l’un de ses attributs sans porter atteinte à l’un des droits les plus vigoureux de notre arsenal législatif, le droit moral de l’auteur ?

À l’évidence, un personnage de fiction est une création de l’esprit, protégée comme telle par le droit d’auteur (sur le principe de la protection des personnages de fiction, v. CA Paris, 4e ch., sect. A., 9 mai 2007, SAS Challenger house c/ Rodolphe Couthouis : Juris-Data n°2007-340823). On a déjà jugé que ne pouvaient être reproduits sans l’autorisation expresse de leurs créateurs ou de leurs ayants droit, des personnages comme Tarzan (TGI de Paris, 21 janvier 1977, RIDA avr. 1977.169), Goldorak (Cass., 1ère civ., 30 octobre 2007, n°de pourvoi n°06-20455), Tintin (Tri. corr. Reims, 7 février 2014 : la société Moulinsart, titulaire des droits sur les œuvres de Hergé, a fait condamner un dessinateur à 5 mois de prison avec sursis, 10.000. euros de dommages et intérêts et 1.000. euros d’amende pour avoir réalisé sans autorisation, en hommage à l’artiste belge, des créations originales à partir des œuvres protégées), ou encore Mickey (fin 2014, Disney a attaqué Deadmau5, un DJ canadien, qui avait déposé un logo très similaire au sien ; l’affaire s’est soldée par une transaction confidentielle. Quelques temps avant, le dessinateur de comics américain Dan O’Neil avait utilisé indûment la souris dans une BD et avait dû verser à Disney près de 200.000. dollars). Et comme le Code de la propriété intellectuelle protège l’œuvre de l’esprit contre toute altération ou modification au titre du droit moral de l’auteur (art. L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle : « l’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre. Ce droit est attaché à sa personne. Il est inaliénable et imprescriptible. Il est transmissible à cause de mort aux héritiers de l’auteur »), on peut donc en conclure que le graphisme et la représentation des personnages doivent rester tels que les a conçus leur créateur.

Monsieur Hulot est une véritable création artistique. Le personnage est construit autour d’une apparence burlesque, faite de brusquerie et de maladresse, avec un code vestimentaire récurrent et très précis dont la pipe fait partie. On observera que cette pipe est utilisée comme instrument de narration par Jacques Tati : elle constitue un alibi justifiant le mutisme de son personnage car, curieusement, il ne semble pas que Monsieur Hulot soit un grand fumeur. Comme le faisait remarquer Costa Gavras, sa pipe est presque toujours éteinte et on ne le voit que très rarement l’allumer…

Supprimer cet élément caractéristique du personnage, voire le masquer par un moulin à vent en signe de protestation, constitue indéniablement une altération portant atteinte au respect de l’intégrité de l’œuvre du cinéaste, tel qu’il est garanti par le Code de la propriété intellectuelle.

Alors certes, la censure était ridicule et relevait d’une interprétation tatillonne et peu éclairée de la loi Evin, mais toute cette affaire était aussi et surtout une incroyable contrefaçon de l’œuvre de Jacques Tati.

Pour conclure, en revenant à Magritte, une réflexion « surréaliste » : quelle serait l’attitude de la Régie de la RATP si d’aventure l’organisateur d’une exposition consacrée au peintre belge avait l’idée de reproduire le célèbre tableau de la pipe sur les affiches informant de l’événement ? N’est-ce pas afficher un ustensile propre à faire la promotion indirecte d’un tabagisme prohibé ? Oui, mais à partir du moment où le peintre proclame que ce n’est pas une pipe…

Référence du support visuel

Publicité dans le métro de Paris pour la rétrospective Jacques Tati à la Cinémathèque française (anonyme, avr. 2009, Paris)

Fichiers

M. Hulot dans la métro parisien.jpg

Citer ce document

Michel Dupuis, “Ceci n’est pas une pipe !,” Histoire litigieuse et contentieuse de l'image et de la photographie, consulté le 23 avril 2024, http://d-piav.huma-num.fr/items/show/8.

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